La Libre Belgique: Ouman, une "Jérusalem ukrainienne" pour quelques jours
Article publié dans La Libre Belgique, 06/09/2013
Pour seulement quelques jours en ce début septembre, il y a en Ukraine un endroit, et un seul, où il est possible de consommer du café de la marque Starbucks. Alors que la société américaine n’est pas implantée dans le pays, boissons et biscuits sont offerts gratuitement à quelque 30 000 pèlerins juifs orthodoxes, à Ouman, dans le centre de l’Ukraine. Ceux-ci sont venus célébrer Roch Hachanna, le nouvel an juif, entre le 4 et le 6 septembre.A quelques mètres de la Place Lénine, la place de la mairie, des contrôles de police marquent l’entrée de la rue Pouchkina, nouvelle artère centrale d’un quartier juif improvisé. Dans une ambiance électrique, au rythme de chants, danses et de prières, les arrivants déambulent entre stands de nourriture et synagogues. “C’est comme si on se retrouvait dans la vieille ville de Jérusalem”, confie, visiblement impressionné, Raphaël Levy, un jeune pèlerin venu de Paris.Petite ville paisible d’environ 85 000 habitants, Ouman est depuis le début du XIXe siècle un centre de l’orthodoxie juive. Le rabbin Nahman de Bratslav, très actif dans la consolidation du mouvement orthodoxe hassidique, avait décidé d’être enterré dans le cimetière juif de la ville, auprès de quelques 20 000 victimes d’un massacre perpétré là en 1768. “Le rabbin avait formulé le souhait que les Juifs reviennent ici, en pèlerinage, et qu’ils y célèbrent leur unité. Le passage à la nouvelle année nous permet de dresser les comptes du passé, et de se préparer aux changements du futur”, confie Raphaël Levy.Depuis la mort du rabbin Nahman en 1810, des milliers de Juifs, pour la plupart des Hassides de la branche de Bratslav, se réunissent à Ouman, malgré les aléas de l’histoire. La communauté locale a été décimée par les nazis, et, sous l’URSS, la célébration publique de Roch Hachanna était fortement restreinte. Depuis l’indépendance de l’Ukraine, le nombre de visiteurs augmente chaque année. Cette année, les organisateurs avancent le chiffre, non-officiel, de 40 000 pèlerins. L’hébreu s’est imposé comme lingua franca locale. Même parmi les commerçants ukrainiens, qui se sont spécialisés dans la distribution de produits casher et de souvenirs. Des bijouteries proposent, en hébreux, des “bijoux pour les veuves d’Ouman”, le surnom donné aux épouses, restées au pays. Ici, les femmes sont à peine une cinquantaine. Un “bon business” Si chacun se félicite d’une organisation améliorée d’année en année, les questions de transport et d’hébergement demeurent un casse-tête. Dans son bureau, le maire adjoint Petro Paievskyi d’Ouman exhibe fièrement le fanion de jumelage entre sa ville et Ashkelon, en Israël. Même s’il s’estime être “tout à fait prêt” à faire face à un afflux croissant de pèlerins, il admet que “les hôtels de la ville ont la capacité d’accueillir 5 000 personnes. Le reste doit être pris en charge par le secteur privé”. Dans le quartier juif, chacun a sa solution. “ De nombreux pèlerins ont tout simplement acheté des appartements en ville. Pour les autres, c’est plus difficile. Et donc pour les Ukrainiens, c’est un bon business. A raison de 300 euros par semaine pour un simple lit, pour des propriétaires qui offrent 40 lits dans une maison, vous faites le calcul”, décrypte le rabbin Michael Baron, qui dirige une synagogue dans le 19e arrondissement à Paris.Pour des milliers de personnes sans toit, des tentes géantes ont été érigées dans les alentours. Pour environ 60 euros, des tickets d’alimentation permettent de se nourrir pour toute la durée du pèlerinage. “Nous faisons le maximum pour accueillir le plus de gens possible”, assure le rabbin Israël Barzel, responsable de l’association du “Centre du rabbin Nahman de Bratslav”. Le projet phare de l’association, c’est la construction d’une nouvelle synagogue, qui pourrait abriter au moins 22 000 croyants, et qui deviendrait par-là la plus grande au monde. Les synagogues d’Ouman, dont celle qui abrite le “tziyon”, la tombe du rabbin Nahman, ont été construites de manière sommaire et souvent sans les autorisations adéquates. Elles nécessitent de sérieux travaux.A quelques centaines de mètres, l’effervescence du quartier juif ne semble pas affecter le reste de la ville. Sous la statue de Lénine, seules des publicités pour des abonnements téléphoniques offrant des réductions sur les appels vers Israël rappellent que le pèlerinage bat son plein. “Vous savez, c’est tous les ans pareil. On mène nos activités chacun de notre côté”, explique Tetiana F. Cette jeune étudiante ukrainienne ne se rendra pas sur les lieux des célébrations, où une autorisation est de toute manière obligatoire. Opposition des nationalistes Quelque 440 policiers, dont 12 venus d’Israël, sont déployés sur le site. Le parti nationaliste Svoboda, qui a remporté 10 % des voix aux dernières élections législatives, s’est publiquement opposé au pèlerinage, et y avait organisé une manifestation il y a deux ans. “Ces gens ne sont pas d’ici, mais ils se comportent comme les maîtres des lieux et regardent les Ukrainiens de haut”, s’offusque le chef de la section départementale du parti, Anatoliy Panasenko. Une marche de protestation est annoncée. Elle ne se tiendra néanmoins que le 12 septembre, une fois le pèlerinage achevé.Cette année, rien ne semble pouvoir perturber la fête, même pas une météo pourtant capricieuse. Le soir du 5 septembre, les pèlerins se sont assemblés autour d’un petit lac voisin pour s’y laver symboliquement de leurs péchés de l’année, et célébrer le changement dans la continuité de la tradition.