Mediapart: En Ukraine, Zelenskyy en perte de vitesse

Article publié sur le site de Mediapart, le 25/10/2020

À l’occasion des élections municipales du dimanche 25 octobre, le président ukrainien, élu l’an dernier, a également soumis cinq questions à référendum. Un appel à la « démocratie directe », aux contours extrêmement flous. Notamment pour l’avenir de l’est du pays.

Kiev (Ukraine).– Son regard malicieux fixé sur la caméra, Volodymyr Zelensky cherche les Ukrainiens. Directement, sans intermédiaire. « Je veux savoir ce que vous pensez, je veux savoir de quoi vous parlez dans vos cuisines », lance-t-il, en référence à une habitude soviétique de faire des appartements le lieu privilégié de la liberté de parole. Avec ses manières d’acteur que le président était censé avoir abandonnées depuis son arrivée au pouvoir en avril 2019, il annonce, ce 13 octobre, une liste de cinq questions qu’il croit importantes pour ses concitoyens. Une sorte de sondage à grande échelle, en parallèle des élections municipales du 25 octobre.

Les thèmes sont variés. Pour ou contre l’établissement d’une zone économique spéciale dans l’Est, en guerre depuis 2014 ? Pour ou contre la légalisation du cannabis à usage médical ? Pour ou contre des peines de prison à vie pour les corrompus ? Deux autres questions surprennent par leur technicité. Elles concernent la réduction du nombre de parlementaires et la pertinence d’un mécanisme international – le « mémorandum de Budapest » – pour soutenir le processus de paix dans l’Est. Pour l’équipe de Volodymyr Zelensky, c’est « comme cela que fonctionne la démocratie directe ».

Mais ces cinq questions en soulèvent bien davantage.
Ce 25 octobre, les électeurs trouveront les formulaires dans les bureaux de vote, à côté des bulletins électoraux. Ils seront libres de répondre aux questions par oui ou non. Mais il ne s’agit ni d’un référendum ni d’un sondage sociologique. Les résultats ne seront pas juridiquement contraignants. Le président n’a pas précisé l’application pratique qu’il prévoit à cette initiative, d’autant plus trouble que certaines des questions posées font déjà l’objet de projets de lois à l’étude au Parlement. Il est de même difficile de comprendre ce que peuvent recéler les formulations ambiguës des points concernant l’est de l’Ukraine.

D’aucuns redoutent déjà les prémices d’un arrangement avec Vladimir Poutine qui légitimerait les autorités séparatistes autoproclamées de Donetsk et Louhansk, même si l’exécutif s’en défend.

Le financement s’avère aussi problématique, dans la mesure où l’étude est payée par le parti de Volodymyr Zelensky, le Serviteur du peuple. Le fait qu’il ait annoncé ses questions depuis les salons de la présidence renforce encore les suspicions d’utilisation de ressources administratives à des fins électorales. Olha Aivazovska, de l’ONG d’observation d’élections Opora, redoute ainsi que le scrutin soit perturbé au profit du parti présidentiel. Et de rappeler qu’il est « illégal de mener des enquêtes d’opinion dans les bureaux de vote ». Pour l’experte Ioulia Kyrychenko, le président « se livre à une pure manœuvre de mobilisation de l’électorat des 18-35 ans » en faveur de son parti.

Quels que soient les motifs électoraux, il faut reconnaître à Volodymyr Zelensky une continuité dans sa pratique d’une communication innovante et disruptive, qu’il s’agisse d’interviews au volant d’une voiture Tesla, perché sur un vélo d’appartement ou dans le cadre d’une « conférence de presse marathon » longue de quatorze heures, avec des centaines de journalistes, dans un marché alimentaire du centre de Kiev. Dans le cas de ce questionnaire, Volodymyr Zelensky se défend de tout populisme : il ne s’agit que « d’écouter les Ukrainiens ».

Reste que l’initiative, improvisée à dix jours du scrutin, est avant tout un geste désespéré pour peser dans la campagne et sauver son parti. La cote de popularité de l’ancien comédien a fondu. Une politique brouillonne, des revirements incompréhensibles, le manque de résultats dans la lutte contre la corruption ou encore la lenteur des négociations de paix avec la Russie expliquent le désamour des Ukrainiens. Volodymyr Zelensky se maintient aujourd’hui à environ 35 % d’opinions favorables – loin des 80 % qui l’auréolaient à la fin 2019. Un capital qu’il « met en jeu, avec sa réputation et sa marque », pour soutenir ses candidats, analyse le politologue Anatolii Oktysiouk.

En plus de ce questionnaire, Volodymyr Zelensky a aussi avancé la date de son discours annuel au Parlement, accordé un entretien fleuve à quatre chaînes de télévision en simultané et multiplié les déplacements dans les régions pour superviser la construction de routes et autres projets d’infrastructures.

Pour son parti, la situation est préoccupante. Le Serviteur du peuple pourrait parvenir à placer ses candidats dans la plupart des conseils municipaux des grandes agglomérations, mais il ne devrait remporter de mairie nulle part. Le renouvellement de la classe politique que Volodymyr Zelensky incarnait en 2019 devrait donc s’effacer devant les barons régionaux, pour beaucoup liés à des réseaux criminels et corrompus. Ceux-ci misent sur de solides relations de clientélisme et de paternalisme pour contrer l’imprévisibilité et l’arrogance venues de Kiev. À Slaviansk, dans l’est de l’Ukraine, l’ancienne maire est bien placée pour retrouver son siège, malgré plusieurs années en prison pour encouragement au séparatisme en 2014.

Le scrutin de dimanche devrait donc démontrer l’absence d’assise locale d’un parti formé en quelques semaines à l’été 2019. Les éventuelles comparaisons avec La République en marche d’Emmanuel Macron s’arrêtent néanmoins ici : les jeux d’influence oligarchiques qui paralysent la politique et la campagne du Serviteur du peuple depuis des mois sont bien spécifiques à l’Ukraine. Le parti s’est ainsi entredéchiré pour désigner une candidate à la mairie de Kiev. En conséquence, la très policée Iryna Verechtchouk n’a aucune chance face au maire actuel, l’ancien champion de boxe Vitali Klitschko.
Plus grave encore, la majorité absolue du parti présidentiel est en pleine implosion au Parlement, en raison de ces mêmes affrontements oligarchiques. Plusieurs projets de lois du gouvernement ont ainsi été empêchés par l’opposition de députés censés lui être acquis. « Zelensky ne contrôle plus son parti, il est balloté par les différents groupes d’influence », avance l’ancien journaliste d’investigation Serhiy Leschenko. Pour lui, les élections locales ne sont qu’une première étape avant le départ d’un groupe de députés vers une formation parlementaire financée par l’oligarque Ihor Kolomoiskiy, désormais frondeur vis-à-vis de Volodymyr Zelensky. Privé de majorité absolue, celui-ci sera alors forcé de remanier son gouvernement en attribuant des postes aux plus offrants, voire d’organiser des élections anticipées.

Ce scénario est loin d’être avéré. Mais de nombreux analystes s’accordent pour envisager des changements importants après les municipales. Des changements qui pourraient remettre en cause le processus de réformes et d’intégration européenne de l’Ukraine, geler le soutien financier occidental et minorer le rôle central que Volodymyr Zelensky souhaitait incarner dans la transformation du pays. À travers ce questionnaire étrange et l’appel direct au peuple, le président joue donc peut-être son va-tout.

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