Analyse: Quels enseignements majeurs des élections locales en Ukraine?
Les résultats officiels du premier tour des élections locales du 25 octobre en Ukraine ne seront pas annoncés avant le 6 novembre. On peut néanmoins en tirer les principaux enseignements.
Observations générales:
Le nouveau code électoral a été globalement bien accepté par les électeurs et ne semble pas avoir créé de problèmes particuliers dans les bureaux de vote. Pour rappel, la commission de Venise avait déploré son adoption à moins d’un an de l’élection.
Le scrutin s’est déroulé dans le calme et dans le respect des standards internationaux. Selon l’ONG OPORA, l’élection était (très compétitive” et les violations et incidents recensés à travers le pays relevaient de raisons locales, et non de fraudes planifiées à un échelon central.
La participation était remarquablement faible, au niveau de 36,88%. C’est 10 points de moins qu’aux élections de 2015. Les inquiétudes concernant la pandémie de coronavirus et les problèmes d’enregistrement sont les deux principales raisons pour ne pas s’être rendu aux urnes.
Paradoxalement, les enjeux de ces élections étaient particulièrement importants par rapport aux précédentes, dans le contexte de la décentralisation du pouvoir. Celle-ci donne aux autorités locales des prérogatives administratives et financières inédites.
18 districts situés le long de la ligne de contact du Donbass en guerre n'ont pas eu la possibilité de tenir des élections locales. L'interdiction, justifiée par des raisons de sécurité, a été critiquée en Ukraine. Après tout, les élections présidentielles et législatives de 2019 y avaient été bien organisées sans difficultés majeures.
Principaux vainqueurs:
Hennadiy Kernes chapeaute incontestablement la liste. Le maire de Kharkiv a été réélu avec environ 57% des voix, bien que sa dernière apparition publique remonte à septembre. Il est officiellement en ce moment en Allemagne, traité d’une infection de Covid-19. Selon un sondage informel mené le jour des élections, environ 30% des électeurs de Kharkiv assuraient vouloir voter pour lui “même s’il est mort”. Cette réélection ne permet cependant pas de prévoir l’avenir pour la seconde ville du pays. Il est probable que Kernes ne soit plus aussi actif qu’auparavant.
Vitaliy Klitschko frise une victoire au premier tour. En attente des résultats officiels, le "maire des parcs de Kiev" peut se féliciter d’avoir infligé au président Zelenskyy une défaite cuisante. Rappelons que le chef de l’Etat avait tenté de le démettre de ses fonctions par voie administrative à l’automne 2019.
Hennadiy Trukhanov à Odessa et Boris Filatov à Dnipro bénéficient de confortables avances en amont du second tour, malgré leurs pratiques opaques du pouvoir et leurs liens, avérés ou supposés, avec le crime organisé.
A Lviv, Andriy Sadoviy est le seul maire des 5 plus grandes villes d’Ukraine à craindre pour sa réélection. Andriy Sadoviy souffre d’un discrédit dans l’opinion suite à son échec à se projeter dans la vie politique nationale. Il est aussi accusé de népotisme et d’encourager une corruption au niveau local.
En règle générale, ce sont 14 maires des principales agglomérations ukrainiennes qui ressortent en tête du premier tour. Les électeurs ont ainsi démontré leur désir de stabilité, une certaine reconnaissance de la main-mise de barons régionaux sur certaines villes, et un refus de prolonger la “vague verte” qui avait porté Volodymyr Zelenskyy à la présidence et son parti à la Rada.
Parmi les partis qui semblent tirer leur épingle du jeu électoral, “Solidarité Européenne” de Petro Porochenko, “Plateforme d’Opposition - Pour la Vie” de Viktor Medvetchouk et le “Parti de Shariy” d’Anatoliy Shariy font leurs entrées dans des conseils municipaux et régionaux. “Voix” du chanteur Svyatoslav Vakartchouk (même s’il a abandonné la direction du parti en cours de route) réalise aussi des percées mais de manière bien moins conséquente pour un parti national.
A screenshot from a July 23 YouTube video published by Anatoly Shariy were he hints that the recent hostage standoff in Lutsk was staged.
Principaux perdants:
A ne pas en douter, Volodymyr Zelenskyy et son parti “Le Serviteur du Peuple” sont les principaux perdants du scrutin. Le parti entre dans plusieurs conseils municipaux et régionaux mais ne remporte aucune grande agglomération. L’investissement personnel de Volodymyr Zelenskyy n’a pas payé. Rappelons qu’il a multiplié les tournées dans les régions, lancé un sondage grandeur nature aux contours incompréhensibles, avancé la date de son allocution annuelle au Parlement (et ce faisant, retardé le vote sur le budget 2021) et accordé une interview fleuve à 4 chaînes de télévision ukrainiennes, représentantes des principaux groupes oligarchiques du pays. Rien de tout cela n’a payé.
Le parti “Pour le Futur” de l’oligarque Ihor Kolomoiskiy a échoué à réaliser la percée attendue. Ce revers peut remettre en cause des hypothèses de reconfiguration politique de haut rang.
L’inénarrable Oleh Lyashko échoue à retrouver son poste de député, malgré une campagne très… originale.
Faits divers:
L’ancien député Viktor Lozinskiy est élu chef d’une communauté de communes dans la région de Kirovograd. Ce ne serait pas un évènement si l’homme n’avait pas été condamné pour meurtre. En 2011, il avait écopé de 15 ans de prison - jusqu’en 2025 donc.
Le score très honorable d’Oleksandr Popov (environ 8,5%) à Kiev surprend. L’homme est un ancien membre du parti des régions de l’autoritaire Viktor Ianoukovitch. Il administrait la capitale lorsqu’ont débuté les protestations sur Maïdan, en novembre 2013. Le fait qu’il se hisse à la seconde place à cette élection trahit-elle une amnésie des électeurs de Kiev? Ou d’une surestimation de la vague révolutionnaire qu’a connu l’Ukraine en 2013-14? Elle semble s’inscrire dans une manoeuvre plus globale de retour de personnalités corrompues et pro-Kremlin, que beaucoup qualifient de “revanche”.
L’élection a (encore) donné lieu à un scandale diplomatique avec la Hongrie, après que le ministre des affaires étrangères Péter Szijjártó appelle les électeurs hongrois dans la région de Transcarpathie à se mobiliser pour soutenir un parti en particulier. La déclaration (pas la première) a été perçue comme une ingérence dans le processus électoral d’un pays souverain. 2 représentants du ministère des affaires étrangères hongrois ont été interdits d’entrée sur le territoire ukrainien.
Les “5 questions du président Zelenskyy” ont produit leurs résultats, tous positifs. Reste que l’initiative a souffert d’une cacophonie médiatique, d’une désorganisation autour des bureaux de vote, et de nombreuses critiques. Pour OPORA, il s’agissait bien d’une “agitation partisane” en faveur du “Serviteur du Peuple”. La mise en application pratique des résultats demeure un mystère.
Beaucoup des jeunes candidats issus de la société civile qui s’étaient portés candidats à cette élection sur les listes de “Voix” ou “Solidarité Européenne” n’ont pas été élus. Leur mobilisation indique néanmoins une continuation du renouvellement de la vie politique ukrainienne.
Et la suite?
La date du second tour, dans les circonscriptions où cela est nécessaire, n’est pas fixée. Cette consultation pourrait être compliquée par la pandémie du coronavirus qui progresse en Ukraine.
Les recompositions d’alliance au niveau local et régional vont être intéressantes à observer: le futur de Kharkiv; la relation entre Solidarité européenne et le parti “Choc” de Vitaliy Klitschko à Kiev, la future coalition à la municipalité de Lviv, etc.
La prochaine mandature va établir la décentralisation sur la durée. L’ouverture du marché foncier, prévu en 2021, sera aussi un élément majeur du dynamisme des collectivités locales. Dans un contexte économique et sécuritaire tendu, reste à savoir si l’Etat ukrainien parviendra à créer une relation harmonieuse avec celles-ci et les barons régionaux, ou cherchera à rétablir une verticale du pouvoir, comme par le passé. Rappelons que la réforme n’est pas encore achevée au Parlement. Elle doit être complétée par plusieurs dispositions créant notamment un réseau de “préfets” représentant l’autorité de l’Etat à travers le territoire national.
Les scénarios de recomposition politique aux hauts niveaux de l’Etat restent flous. Si Serhiy Leshchenko voyait la défaite du “Serviteur du Peuple” comme l’annonce de la fin de la majorité absolue du parti présidentiel au Parlement, et si le journal “Novoye Vremia” assurait de reconfigurations à venir au Bureau du Président, rien n’est aujourd’hui sûr. D’autant que le scandale actuel concernant la décision controversée de la cour constitutionnelle d’invalider un pilier de la lutte anti-corruption force Volodymyr Zelenskyy à revoir ses relations avec plusieurs oligarques pour continuer à bénéficier du soutien occidental.