Hesamag: Dans l’est de l’Ukraine, des hôpitaux-musée au service de populations appauvries

Reportage co-réalisé avec Sadak Souici, publié dans le numéro 18 de Hesamag, édition de novembre 2018

Photos: Sadak Souici / Agence Le Pictorium

Le système de santé soviétique était considéré comme l’un des meilleurs du monde. En Ukraine, il n’en reste aujourd’hui que des souvenirs. Le niveau de santé publique a diminué au cours des dernières années, et les hôpitaux manquent cruellement de moyens. Dans l’Est du pays, en guerre depuis 2014, le personnel soignant se débat pour tenter de répondre aux besoins croissants des patients. Reportage.

Les grandes bâches noires de plastique scotchées aux fenêtres n’empêchent pas la lumière du jour de percer. Dilué dans la lueur de vieilles ampoules jaunâtres, l’éclairage lugubre se reflète sur un mur de carrelage délavé. Une femme masquée se fraie un chemin à travers un bric-à-brac désuet, et jette un chiffon dégoulinant de sang à même le sol. Puis elle retourne se poster sous une lampe opératoire, pour assister trois chirurgiens, affairés au-dessus d’un homme inconscient. “C’est une opération de l’aorte”, explique Konstantyn Zougan depuis la porte. “Les conditions ne sont pas idéales, mais ce sont parmi nos meilleurs spécialistes”.

“Au moins, dans cette salle, ils utilisent l’une de nos nouvelles lampes opératoires. Nous, dans l’autre pièce, sommes toujours avec un modèle qui date de 1973…” Urologue et chirurgien en chef de l’hôpital municipal de Roubijné, Konstantyn Zougan mène le visiteur à travers son bloc opératoire. “Nous n’avons pas de matériel de stérilisation décent, ni de compresseurs d’air. Nous n’avons qu’un seul défibrillateur qui marche. Vous pouvez constater que dans nos locaux, rien n’a changé depuis les années 70-80, à l’époque soviétique. Même les fauteuils roulants pourraient être des pièces de musée!”

Un déclin inexorable aggravé par la guerre

Chez Konstantyn Zougan, on sent une certaine résignation face à la précarité de ses conditions de travail. Depuis l’indépendance du pays en 1991, le système de santé publique ukrainien souffre d’un attentisme politique, d’un manque cruel de modernisations, et d’une corruption endémique. Au cours de plus de 10 ans de pratique, le docteur Zougan a vécu au quotidien le déclin de son hôpital. La situation s’est encore compliquée depuis 2014, et les premiers affrontements entre les troupes ukrainiennes et les forces séparatistes pro-russes et russes. Après quatre ans d’une guerre qui a causé plus de 10.300 morts selon l’ONU, Roubijné est aujourd’hui à moins de 60 kilomètres de la ligne de front qui divise l’oblast (région) de Louhansk. Les échauffourées restent régulières, et meurtrières.

Malgré cela, le bloc opératoire de Konstantyn Zougan est opérationnel 24 heures sur 24. “On n’a pas le choix”, commente-t-il. Plus de 50.000 personnes vivent dans la ville industrielle de Roubijné. Une population appauvrie par une dépression économique permanente, meurtrie par le conflit, à laquelle s’ajoutent plusieurs milliers de personnes déplacées. Ces derniers “ont tout laissé derrière eux. Ils vivent dans des conditions précaires, s’alimentent mal. Ils sont sujets au stress et à toute sorte de complications d’ordre physiologique”, poursuit le chirurgien. “La charge supplémentaire est conséquente. Mais on ne peut refuser de l’aide à personne”.

L’urologue se conforte dans la solidité de son équipe, et dans l’aide humanitaire, qui assure des livraisons régulières de médicaments, de matériel médical, et qui permet occasionnellement de rénover des infrastructures déliquescentes. La grande fierté, à l’hôpital municipal de Roubijné, c’est le second étage de la maternité, entièrement refait à neuf en 2014. Au sommet d’une cage d’escalier poussiéreuse, on débouche ainsi dans un couloir aseptisé et peint de couleurs fraîches. Les portes ont été élargies pour les lits médicalisés modernes. Dans chaque chambre, de grandes fenêtres et une salle de bain.

“Désormais, on a chaud l’hiver!”, s’enthousiasme Svitlana Niskaradiva. La doctoresse travaille à Roubijné depuis 25 ans, et est en charge de l’équipe de la maternité, 12 accoucheurs et 7 infirmiers, depuis 12 ans. Autant dire qu’elle ressent clairement la différence. “Les nouveau-nés bénéficient de tous les soins nécessaires”, explique-t-elle en montrant des couveuses et instruments d’analyse dernier cri. “La rénovation a eu un impact positif sur l’état de santé général, y compris des mères. Mais aussi sur les conditions de travail, et les relations avec les patients. Les jeunes mamans s’inquiètent moins dans cet environnement, et il nous est plus aisé de les assister”.

À Roubijné et au-delà, cette remise aux normes de la maternité est salutaire, tant “le niveau de santé publique a diminué ces dernières années”, déplore Svitlana Niskaradiva. “On ne trouve pas d’enfant sans problème de santé dans la région”, poursuit-elle, en raison d’une forte pollution industrielle, de la mauvaise isolation des appartements et des écoles, d’une malnutrition chronique, ou encore d’un faible taux de vaccination. Une partie des pathologies, comme le diabète du sucre, étaient auparavant traitées dans la capitale de région, Louhansk, explique Svitlana Niskaradiva. “Il a fallu restructurer une grande partie de nos services pour pallier la division de la région”.

Incertitudes

Tout en parlant, la doctoresse redescend au premier étage, et s’engouffre dans un couloir sombre, aux murs décrépis et aux sols couverts d’un assemblage disparate de tapis en PVC. Une carte postale typique d’un hôpital post-soviétique. Ici, des femmes enceintes sont gardées en observation jusqu’à leur accouchement. “On plaisante que c’est une sacrée motivation pour elles: accouchez, et vous pouvez accéder à l’étage rénové!”, s’esclaffe Svitlana Niskaradiva. Sur un ton plus sérieux, la doctoresse déplore qu’une rénovation de ce département prénatal ne soit pas encore à l’ordre du jour. “Nous faisons notre maximum”, rassure Christian Carrer, président de la fondation AICM-Ukraine, l’une des organisations humanitaires les plus actives à Roubijné. “Mais les besoins sont immenses. Et Roubijné est loin d’être le seul hôpital dans la détresse dans la région”.

Laissant les organisations humanitaires et les autorités locales mener des projets de modernisation parcellaires, le gouvernement mise, lui, sur l’impact général d’une réforme cardinale du système de santé. Portée depuis octobre 2017 par la ministre Ulana Suprun, Américaine d’origine ukrainienne, l’initiative vise à développer un mode de fonctionnement anglo-saxon sur les ruines de l’inefficace système post-soviétique. En ligne de mire, une refonte du financement des hôpitaux en fonction de leurs besoins et non plus de leur taille; la création d’une sécurité sociale publique et d’assurances médicales personnalisées, ou encore le renforcement du médecin de famille comme premier professionnel de référence, pour en finir avec l’enregistrement très contraignant des patients en fonction de leur lieu de résidence.

Le processus de changement, prévu jusqu’à fin 2020, doit permettre aux professionnels et aux patients d’y gagner en autonomie, flexibilité et efficacité. Il doit aussi mettre un terme à la pratique coutumière des “cadeaux”, ces sommes d’argent liquide versées par les patients aux docteurs en complément de leurs maigres salaires. Dans le cadre du système actuel, un jeune diplômé touche, comme les infirmiers, un salaire fixe de 3.200 hryvnias (environ 104 euros) pour 24 jours de travail, 8h par jour. De quoi encourager toutes sortes de pratiques corrompues. Dorénavant, chaque médecin de famille se verra allouer 370 hryvnias (soit 12 euros) par an, pour chaque patient qui lui est affilié. “Ceux-ci n’auront plus de raisons de payer des suppléments à des docteurs déjà bien rémunérés. Et les praticiens seront motivés à dispenser de meilleurs soins, afin de s’attirer plus de patients”, explique Inna Boiko, directrice de l’ONG “Patients d’Ukraine”.

Pourtant, à Roubijné, Konstantyn Zougan redoute le changement. “Cette réforme perturbe beaucoup notre travail, déjà très difficile. Elle est sous-financée, et elle n’est pas adaptée à nos structures actuelles”. Une des premières étapes consiste ainsi à enregistrer patients, médecins en ligne et hôpitaux sur la base de données en ligne E-Health. Or, “nous n’avons ni ordinateur ni connexion Internet!”, souligne l’urologue avec dérision. Il garde néanmoins espoir: “tant que notre équipe de professionnels reste soudée, nous pouvons continuer à aider les patients. C’est l’essentiel”.

Oubliés au bout de l’Ukraine

Une solidarité qui n’est pas valable dans tous les cas. À 140 kilomètres au sud de Roubijné, le médecin en chef Valeriy Ivanov doit faire fonctionner l’hôpital de Stanitsa Louhanska avec seulement 50 % de ses docteurs, et 48 % de ses infirmiers. “C’est une catastrophe”, confesse-t-il, affalé dans un vieux fauteuil de bureau. “Personne ne veut venir travailler ici pour remplacer les professionnels manquants. Et je peux comprendre pourquoi…” À quelques centaines de mètres de l’hôpital, la rivière Siverskiy Donets marque la ligne de front. De l’autre côté, Louhansk, capitale d’une des républiques séparatistes auto-proclamées, n’est qu’à une quinzaine de kilomètres. Les bombardements restent réguliers, et les perspectives d’avenir, plus qu’incertaines.

Isolé à l’extrémité est du territoire ukrainien, entre la ligne de front et la frontière russe, l’établissement de Stanitsa Luhanska reste l’hôpital de référence pour un bassin de population d’environ 48.000 personnes, principalement des personnes âgées. S’y ajoutent quelque 15.000 personnes déplacées. “Nous avons traité plus de 18.000 patients au cours des trois premiers mois de l’année”, détaille Valeriy Ivanov. Pour autant, il ne lui reste qu’un chirurgien sur les trois qu’il comptait en 2014, et un traumatologue sur deux. Le radiologue vient d’un autre raïon (district), selon ses disponibilités. “Il vient par ses propres moyens, puisque la loi interdit aux docteurs de cumuler des salaires perçus de plusieurs raïons”, ajoute Valeriy Ivanov. Quant à l’anesthésiste, c’est un militaire qui comble l’absence d’un professionnel civil. À Stanitsa Louhanska, comme dans d’autres hôpitaux le long de la ligne de front, l’armée ukrainienne a réquisitionné une aile de l’hôpital.

Ici aussi, la modernisation de l’équipement se fait au compte-gouttes. Valeriy Ivanov se sent délaissé par les organisations humanitaires, hormis le Comité international de la Croix-Rouge ou Médecins du Monde, qui organise des distributions de médicaments. “La région nous a juste fourni un nouvel appareil à rayons X, pour remplacer nos deux antiquités de 1983. Mais si un patient a besoin d’un IRM, il nous faut nous déplacer”. Autrement dit, entreprendre un voyage d’au moins 80 kilomètres sur des routes truffées de nids-de-poule et ponctuées de barrages militaires. L’hôpital dispose de deux véhicules, dont une Toyota de 1994. “Celle-là, on devrait la mettre sur un piédestal, en hommage à ses services rendus! Mais pour le moment, on ne peut pas s’en passer…”, ironise Valeriy Ivanov.

Malgré une situation particulièrement sensible, l’hôpital ne bénéficie d’aucun traitement de faveur de la part de l’État. Le bâtiment a été bombardé en 2014, mais c’est seulement au printemps 2018 qu’ont été effectuées les réparations. La dernière rénovation complète date de 1973. Il faudrait 7 millions de hryvnias (environ 229.000 euros) pour une remise aux normes globale. “Personne n’a ce genre d’argent ici…”, se désole Serhiy Ivanov. Dans son bureau orné de vieux contreplaqué, le médecin-chef n’a ni air conditionné ni ordinateur. “Je sais que l’État mise sur les grands centres de régions. Mais ce n’est pas une raison pour oublier les gens d’ici, en extrême périphérie”

Valeriy Ivanov et son équipe, eux, ne peuvent pas oublier leurs patients, principalement des retraités, qui s’entassent dans des chambres de six, sur de vieux lits à ressorts. Dans une petite cantine à l’étage, une équipe d’infirmières servent leurs soupes et potées avec sourire, et confirment avec patience qu’elles restent sur le pied de guerre. “Le personnel qui est ici, ce sont les gens qui ont vécu les heures terribles de 2014-15, et qui ne partiront jamais”, lance Valeriy Ivanov, dont la famille est dispersée entre Louhansk et Kiev. “Mais le plus inquiétant, c’est qu’aucun jeune ne vient prendre notre relève. Il n’y a rien qui puisse les pousser à venir travailler ici.”

Assurer une relève

De fait, les jeunes diplômés “sont libres de leur choix”, confirme Petro Kondratenko, recteur de l’université de médecine de Donetsk, en exil à Kramatorsk, en territoire ukrainien. Selon lui, il incombe aux collectivités locales d’attirer les jeunes en leur offrant de bonnes conditions de logement et de travail, voire des compléments de salaires. Un luxe que l’hôpital de Stanitsa Louhanska ne peut s’offrir. “Je comprends leurs difficultés là-bas. Mais on ne peut pas demander à nos jeunes de tout sacrifier dès le début de leur carrière”, s’insurge Petro Kondratenko.

Depuis son bureau dans l’ancienne faculté technique de Kramatorsk, le recteur a ses propres difficultés. “Nous avions 6000 étudiants à Donetsk. Aujourd’hui, nous en avons 3000, dont la moitié d’étudiants étrangers”. Forcée de quitter Donetsk en 2014, l’université a aussi perdu deux tiers de ses enseignants, et tout son matériel. “On commence à peine à se remettre”, explique-t-il. Le recteur ne manque pas de projets, notamment celui de développer des cours en langues étrangères, anglais et français. Une initiative d’ouverture, mais qui pourrait aussi encourager d’éventuelles perspectives d’émigration. Pour les étudiants Myroslav Mikhalusov et Yevhen Lysenko, leur choix semble ainsi évident. “Canada, ou Allemagne”, entonnent-ils en choeur à l’entrée de l’université. Même si, ajoute Myroslav avec prudence, “le départ est une décision difficile. Et tout dépend de l’évolution de la situation ici, et de l’impact de la réforme”.

“L’objectif de la politique d’Etat, ça doit être ça: retenir les jeunes ici”, assène Serhiy Neschyotny, médecin en chef de l’hôpital municipal n°2 de Droujkivka, à 20 kilomètres au sud de Kramatorsk. “Je connais un jeune diplômé d’ici. Il est parti faire un stage en Slovaquie. Il y est resté. Au bout de deux ans, il a pu acheter un appartement! Évidemment qu’ils partent…”

À l’hôpital de Drujkivka depuis 1986, médecin-chef depuis 1999, Serhiy Neschyotny est en fin de carrière, et ne veut aller “nulle part”. Il reste à gérer une équipe de 25 docteurs, et 75 infirmiers et personnel soignant, pour servir un bassin de population de plus de 100.000 personnes, et environ 11.000 déplacés de guerre. Comme dans les autres hôpitaux de la région, lui se plaint d’infrastructures vieillissantes, du manque de personnel, de matériel médical, de médicaments, et d’un déclin général du niveau de santé publique. Lui aussi trouve espoir dans des dons humanitaires et des modernisations ponctuelles, comme celle du bloc des maladies infantiles et de physiologie, terminée en janvier 2018.

Ce qui le préoccupe en revanche, c’est l’incertitude liée à la réforme médicale. Un budget de 8 milliards de hryvnias (soit 261 millions d’euros) est alloué au développement d’un nouveau Service national de Santé (SNS). Sur quelle part peut compter l’hôpital municipal n°2 de Droujkivkva? Des départements seront-ils fusionnés ou transférés ailleurs? Comment comptabiliser les analyses médicales? Quelle place pour son personnel soignant face au médecin de famille? À Kiev, le vice-ministre de la Santé Pavlo Kovtoniouk a beau promettre une amélioration la situation “une fois que la réforme sera sur les rails”. Mais à Droukjkivka, Serhiy Neschyotny s’estime dans un flou tel qu’il ne sait comment déclarer son établissement auprès du SNS. En juillet 2018, 149 institutions médicales en Ukraine ont passé des accords avec le SNS. On en compte seulement 9 dans la région de Donetsk sous contrôle gouvernemental, et aucune dans la région de Louhansk.

Dans un bureau sombre de “son” bâtiment à l’entrée de l’hôpital, le médecin de famille Vadim Dotsenko se fait l’écho de ces incertitudes. Docteur d’hôpital depuis 20 ans, il a entamé sa reconversion en médecin de famille en 2013, “en apprenant sur le tas, à traiter des questions allant de la podologie aux maladies infectieuses”. Lui déplore un manque d’équipement pour assurer un diagnostic pertinent et rediriger le patient vers le spécialiste approprié. Vadim Datsenko s’inquiète aussi de voir certains de ses nouveaux patients venir des campagnes environnantes. “Peu de médecins de famille vont s’installer dans les villages, vous savez. Alors les patients doivent venir ici. Mais vu l’état des routes et le coût du transport, 20-30 kilomètres, c’est une distance conséquente”. La peur de voir les zones rurales désertées de tout service médical est l’une des critiques principales contre de la réforme.

“On n’arrive déjà pas à attirer de jeunes spécialistes ici dans la grande ville de Droujkivka, alors vous vous imaginez dans des coins reculés…?”, critique le médecin en chef adjoint de l’hôpital Hennadiy Iefremov. Ce serait là le symptôme d’une réforme “de pays riche”, mal adaptée aux réalités ukrainiennes. “Notre situation est déjà difficile. J’ai peur qu’elle ne devienne catastrophique…” Hennadiy Iefremov ressent lui aussi dans sa chair le déclin du système de santé, et ressasse les souvenirs des trois ans qu’il avait passés à Cuba, en tant que spécialiste détaché au sein d’un contingent soviétique. “À l’époque, on allait apprendre aux autres pays…”

“Oui, notre situation est difficile. Oui, la réforme soulève beaucoup de questions. Mais il faut continuer”, assène Serhiy Neschyotny. “Continuer à postuler à des bourses internationales, à démarcher les organisations humanitaires, à réclamer des jeunes spécialistes. À oeuvrer pour le bien-être du patient. Vous savez ce qu’on dit dans la région : l’espoir meurt en dernier.”

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