Libé: A l’est de l’Ukraine, plongée dans une nouvelle guerre de tranchées
Version longue d’un reportage publié dans Libération, le 14/12/2017
Au moment d’ouvrir la porte du blindé, Vassili trahit une seconde d’appréhension. Ce trajet vers la ligne de front, il l’a fait des centaines de fois. Mais ici, la routine peut être traître, et chaque coin de mur, fatal. La veille, un de ses camarades est mort d’une balle de sniper. En un instant, Vassili se reprend. “Il faut y aller”, lance-t-il d’un ton presque jovial. “Si nous ne tenons pas ces positions, qui le fera?”
A partir d’un hangar en ruines, Vassili progresse à pied entre des façades éclatées et d’anciens jardins couverts de débris d’obus. Des rafales d’armes légères résonnent aux alentours. Au sud d’Avdiivka, des combats sporadiques continuent de déchirer le Donbass, cette région industrielle au sud-est de l’Ukraine, en guerre depuis le printemps 2014. Plus de 10100 personnes y ont perdu la vie, d’après l’ONU. Après la signature des Accords de paix de Minsk en février 2015, la ligne de front s’est fixée ici. Depuis sa base ukrainienne, Vassili rejoint sa position, “Ampère”, à 50 mètres des lignes de la République séparatiste de Donetsk”, soutenue par les forces russes.
Dans une autre vie, Vassili était instructeur dans la marine ukrainienne, et basé à Sébastopol, en Crimée. En mars 2014, il a été l’un des rares marins à rester loyal à l’Ukraine, lors de l’annexion illégale de la péninsule par la Russie. “Et maintenant, c’est fini, le grand large, les embruns… Je me bats pour récupérer notre terre”, explique-t-il. Malgré son pied marin, il manque de glisser plusieurs fois sur la neige. Depuis 2014, l’armée a certes amélioré le traitement de ses soldats Mais il reste équipé de chaussures de randonnées d’été. A “Ampère”, lui et ses camarades ont tous des uniformes dépareillés, et des kalachnikovs vieilles de 40 ans.
“L’important, c’est qu’elles fonctionnent bien”, rétorque Vassili, en tapotant sur son fusil d’assaut. Le gouvernement américain s’apprêterait à autoriser la livraison d’armes létales à l’Ukraine, mais ce n’est pas la première promesse que Vassili entend. “On n’a pas attendu des armes modernes pour résister à l’envahisseur”. “Regardez autour de vous”, poursuit Vladimir, l’officier en charge. Ni lui, ni aucun soldat, ne souhaite ici révéler son nom de famille. “Ce n’est que ruine et désolation. C’est ce qui arrive quand notre grand frère russe vient nous donner des leçons de vie…”
Une nouvelle fusillade se fait entendre à quelques centaines de mètres. “Ce n’est rien. Le feu d’artifice, c’est à la nuit tombée”, ironise Vladimir. Quasiment chaque soir, les duels de mortiers et d’artillerie légère résonnent à des kilomètres. Sur la dernière semaine de novembre, au moins 4 soldats ukrainiens ont été tués, 8 blessés. Les pertes côté séparatiste sont inconnues. Des cessez-le-feu sont négociés régulièrement, et systématiquement rompus. 700 observateurs de l’OSCE sont répartis dans la zone. Ils n’ont ni la compétence, ni l’autorité pour mettre fin aux affrontements. Le processus de paix semble au point mort, et le Conseil de Sécurité de l’ONU peine à décider de l’envoi d’une mission de Casques bleus.
Il reste donc aux soldats à attendre, et à tenir leurs positions, dans des conditions précaires. A l’issue d’une tranchée boueuse, Vassili descend se réchauffer dans un abri creusé à même le sol, et protégé de tôles de métal et de blindage. Somnolant auprès d’un poêle à bois, le jeune Vitalik utilise le wifi à partir d’un petit routeur portatif posé là. Il en est à sa troisième année de guerre, et ne voit pas de raison de se plaindre. “On est ici pour empêcher qu’ils n’attaquent nos villes, et nos maisons. Nous avons une vraie motivation, alors que de l’autre côté ils ne se battent que pour le sang, et l’argent. C’est pour ça que nous vaincrons”.
Ce discours, on peut le retrouver sur les sites d’information séparatistes. Dans le cadre de la guerre d’information qui fait rage, eux assurent lutter contre une “agression de Kiev” sur les populations du Donbass. Donetsk et Louhansk, cependant, restreignent l’accès des journalistes à leurs territoires. Et le récent renversement du chef de Louhansk, Igor Plotniski, dans le cadre d’une guerre de clans, rend l’accès à l’information encore plus sensible.
Dans cette nouvelle guerre de tranchées sur le continent européen, l’immobilisme n’est cependant pas irrémédiable. Des groupes tactiques se démarquent régulièrement par de petites offensives pour le contrôle de quelques dizaines de mètres. “Ampère était une position séparatiste il y a encore six mois. Ca, ils ne s’attendaient pas à nous voir venir”, se gargarisent Vassili et ses camarades. Au nord du bastion séparatiste de Horlivka, les localités de Travneve et Hladosove se trouvaient depuis 2015 dans le no man’s land. Le 24 novembre, une petite troupe ukrainienne en a repris possession. L’opération a déclenché une lourde riposte ennemie. Elle conforte néanmoins Vassili à penser qu’il est possible de “pousser les occupants dehors”, petit à petit. “Tous ceux qui vous disent que cette guerre n’a plus aucun sens sont des menteurs, ou des imbéciles”, assène-t-il. “Nous sommes ici pour le futur de nos enfants, pour leur offrir un pays libre et indépendant”.
Après avoir siroté un café, Vassili s’en retourne à sa base. Après un quart d’heure sur des routes défoncées, le blindé parvient à la ville d’Avdiivka. Ici, une grande usine de coke tourne à plein régime, les supermarchés sont ouverts et les écoles résonnent des cris des enfants. Le paysage lunaire de la ligne de front semble bien loin. Mais loin d’être un univers parallèle, cette guerre de tranchées est une réalité pour des milliers de soldats, de part et d’autre. Elle pourrait le rester pendant encore longtemps. Ce qui n’empêche pas Vassili d’avoir un prévu la fin du conflit: “je vais redevenir instructeur de marine, afin de préparer les jeunes générations à affronter les épreuves de la vie, et à protéger notre pays”.