Libé: L’irrésistible déferlante Zelenskyy

Article publié dans Libération, le 22/07/2019

«73%, ça aurait été mieux. Mais c'est déjà pas mal !» Dimanche soir, chemise sortie du pantalon, en baskets, on aurait dit que le président Volodymyr Zelensky plaisantait juste entre amis par une belle soirée d'été. Lui avait remporté 73% des voix à la présidentielle d'avril, porté par une vague de dégagisme inédite. Après avoir convoqué des élections législatives anticipées, son parti Le Serviteur du peuple a mené une campagne a minima sur l'idée d'un renouvellement radical de la classe politique. Le 21 juillet au soir, l'ancien comédien se réjouissait avec candeur que son parti ait raflé plus de 43% des voix.

Et la nuit a amplifié ce succès : les résultats du Serviteur du peuple se sont appréciés au fil du dépouillement, en vertu d’un système électoral complexe, mi-proportionnel, mi-majoritaire. Les candidats de la formation présidentielle remportent au moins 106 des 199 circonscriptions à candidature individuelle. Le parti est crédité de 227 élus sur 450 dans l’hémicycle, soit la majorité. Le décompte des résultats doit se poursuivre pendant plusieurs jours, mais il apparaît que Le Serviteur du peuple est en mesure de gouverner seul. Une réserve de 60 députés indépendants lui offre la possibilité de négocier des soutiens supplémentaires, si besoin est.

Volodymyr Zelensky dimanche à Kiev dans son bureau de vote. (GENYA SAVILOV/Photo Genya Savilov. AFP)

Volodymyr Zelensky à la sortie de son bureau de vote, dimanche à Kiev.

Photo Genya Savilov. AFP

«C'est le signe d'une grande confiance, mais aussi d'une grande responsabilité», commentait Volodymyr Zelensky à l'annonce des résultats. «Nous ne laisserons pas tomber les Ukrainiens !» Le pays étant une république parlementaire selon la Constitution, le chef de l'Etat ne pouvait agir sans le soutien de la Verkhovna Rada (Parlement). Il promet déjà un activisme législatif consistant, pour concrétiser ses priorités : «Mettre fin à la guerre dans l'Est, obtenir la libération de nos prisonniers de guerre et détenus politiques actuellement en Russie, et vaincre la corruption qui paralyse encore l'Ukraine.» Un des premiers projets de loi, qu'il déposera dès l'investiture du Parlement, probablement en septembre, visera à lever l'immunité parlementaire des députés.

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Au sein de l'hémicycle, le Président n'aurait donc pas à s'embarrasser de négocier une coalition gouvernementale avec les quatre autres partis qui ont franchi la barre des 5%. La très pro-russe Plateforme d'opposition-Pour la vie !, sponsorisée par l'oligarque Viktor Medvetchouk, un proche de Vladimir Poutine, devrait être marginalisée. Il en sera de même pour la formation conservatrice, aux relents nationalistes, Solidarité européenne de l'ancien président Petro Porochenko. Le perdant de l'élection d'avril peinera à devenir la force d'opposition qui devait empêcher une «revanche» pro-Kremlin, soi-disant orchestrée par un Volodymyr Zelensky russophone et désireux de compromettre l'intérêt national dans les négociations de paix.

Un projet de loi de «dé-oligarquisation»

Les partis Patrie de l’infatigable ancienne Première ministre Ioulia Timochenko, et Holos, traduit à la fois par «voix» et «vote» du chanteur de rock Svyatoslav Vakartchouk, se sont dits prêts à entamer des négociations pour former une alliance. Holos, en particulier, défend la plupart des principes de refonte de la culture politique et de lutte anticorruption que Volodymyr Zelensky promeut. Dimanche soir, ce dernier appelait Svyatoslav Vakartchouk à des pourparlers. Plusieurs observateurs le voyaient déjà comme Premier ministre. L’amélioration des résultats du Serviteur du peuple pourrait couper court à ces perspectives d’alliance.

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Le parti présidentiel pourrait être d'autant plus tenté de gouverner seul que Holos pose ses conditions, notamment un projet de loi de «dé-oligarquisation» de l'économie. A l'en croire, Volodymyr Zelensky ne serait pas contre. Mais les liens de plusieurs de ses députés avec des groupes oligarchiques, notamment avec le sulfureux Ihor Kolomoiskiy, pourraient créer des obstacles conséquents. Vita Dumanska, de l'ONG Tchesno, déplore ainsi que la liste du Serviteur du peuple ne soit «pas parfaite, […] aucun candidat n'avait été député avant. Mais nombre d'entre eux ont un passé politique, y compris pour le compte de groupes controversés». 

«Une nouvelle révolution»

Les interrogations suscitées par ces élus sont autant de zones d'ombre quant à la portée du renouveau de la classe politique engendré par Volodymyr Zelensky. Sans oublier que son style tranche avec ses engagements de respect des règles constitutionnelles. «Il n'arrête pas de parler des négociations pour trouver un futur Premier ministre», remarque Svitlana Matvienko, de l'Agence des initiatives législatives. «Mais ce n'est pas sa prérogative ! L'Ukraine est une république parlementaire sur le papier.» Le projet présidentiel d'appeler à des élections locales anticipées inquiète aussi la Fondation internationale pour les systèmes électoraux (Ifes), qui redoute un passage en force constitutionnel visant à accorder, dans les faits, les pleins pouvoirs à Volodymyr Zelensky.

Vita Dumanska, de Tchesno, n'est toutefois pas inquiète. D'une part, rien n'indique une quelconque intention du Président de tourner autoritaire. D'autre part, le scrutin du 21 juillet a prouvé que les élections en Ukraine se conforment de plus en plus aux normes internationales. Le ministère de l'Intérieur a certes recensé plus de 600 violations et incidents, mais de manière très localisée. «Les électeurs ont aussi prouvé qu'ils sont moins sensibles à la corruption électorale», se réjouit l'experte. Dans les circonscriptions majoritaires, les concerts gratuits, les distributions de nourriture et les cadeaux en tout genre n'ont pas nécessairement assuré la victoire des généreux candidats. «En cela, on assiste à la maturation d'un long processus politique depuis l'indépendance de l'Ukraine, explique Vita Dumanska. C'est une nouvelle révolution, celle des électeurs.»

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