Libé: Zelenskiy Président. Et maintenant…
Décryptage publié dans Libération, le 23/04/2019
L’élection du comédien dimanche ouvre une période d’incertitude, tant son programme est flou et ses possibilités d’action limitées. Tandis que ses liens avec l’oligarque Kolomoïsky interrogent.
Son score est historique, tout comme l'a été sa campagne. Avec 73,23 % des voix, Volodymyr Zelensky, 41 ans, devient le sixième président de l'Ukraine depuis l'indépendance, en 1991. Le comédien est célèbre pour avoir interprété à l'écran un président accidentel, incorruptible et idéal dans la série Slouga Noroda, le serviteur du peuple. Il a surfé sur une vague de «dégagisme» inédite dans un pays en guerre. Désormais aux portes du pouvoir, Zelensky soulève autant d'espoirs parmi ses électeurs que de craintes chez ses opposants. Le comédien devenu président doit dépasser le flou entretenu tout au long de sa campagne pour façonner un programme de gouvernement avant son investiture, prévue le 6 juin.
Zelensky va-t-il «vendre» l’Ukraine à la Russie ?
C'est l'accusation la plus dangereuse qui a visé Volodymyr Zelensky tout au long de sa campagne présidentielle. Le groupe nationaliste Myrotvorets avait publié une liste de mails piratés au lendemain du premier tour. A en croire leur contenu, la candidature Zelensky aurait été imaginée et financée par des politologues proches du Kremlin. Mais rien de plus pour étayer cette accusation. Elle a néanmoins trouvé un écho dans une partie de la population, qui condamne certaines des déclarations passées de Volodymyr Zelensky. A l'instar de celle faite en 2014, lorsqu'il avait proposé de s'agenouiller devant Vladimir Poutine afin de le dissuader d'attaquer l'Ukraine. «Je ne crois pas que vous soyez un projet du Kremlin, avançait Petro Porochenko, le président sortant, lors d'un débat le 19 avril. Il n'empêche que le plan de Poutine est de ramener l'Ukraine dans son giron. Il faut un chef des armées inflexible pour lui faire face.» L'affaire est prise très au sérieux, dans un contexte de recrudescence des hostilités à l'Est. Douze soldats ukrainiens sont morts au cours du seul mois de mars.
Volodymyr Zelensky n'a eu de cesse de promettre la défense de la souveraineté nationale sous son commandement. «La Russie est notre ennemi», a-t-il martelé. Adoubé dès dimanche par les félicitations téléphoniques d'Emmanuel Macron, Angela Merkel et Donald Trump, il entend «relancer le processus de paix de Minsk» et tendre la main aux populations des républiques séparatistes autoproclamées de Donetsk et Louhansk «afin de leur faire sentir qu'ils sont ukrainiens». Mais il s'est bien gardé de préciser comment ranimer le processus de paix, gelé depuis 2016, ou de parler des éventuels compromis qu'il pourrait concéder. A Moscou, le Premier ministre, Dmitri Medvedev, a accueilli favorablement l'alternance à Kiev, espérant «une amélioration des relations» avec l'Ukraine. L'un des envoyés de Vladimir Poutine en Ukraine, l'oligarque Viktor Medvetchouk, a d'ores et déjà évoqué la possibilité de réduire les prix du gaz, ou encore de libérer les 24 marins ukrainiens fait prisonniers par Moscou en novembre 2018, comme des «gestes de bonne volonté». Le sort du célèbre réalisateur Oleg Sentsov n'a pas été mentionné. Viktor Medvetchouk n'a pas précisé ce que le Kremlin attendait en échange de tels gestes.
Quelles sont ses capacités à gouverner ?
Certes, il est depuis deux décennies l'un des comédiens les plus populaires d'Ukraine, à travers les productions de son studio Kvartal 95. Mais au-delà de cette notoriété, Volodymyr Zelensky n'a jamais eu la moindre expérience liée à une responsabilité d'Etat. La question de son aptitude à gouverner le pays a d'ailleurs été un des fils rouges de la campagne. Ce n'est que jeudi, soit trois jours avant le second tour, qu'il a daigné révéler la composition de son équipe, dont la plupart des personnalités sont inconnues du grand public. L'amateurisme de Volodymyr Zelensky serait, à en croire ses zélateurs, un gage d'intégrité, en opposition à un système politique post-soviétique discrédité et corrompu. «Il ne faut pas oublier que Volodymyr est un homme d'affaires avant tout, avance Oleksandr Vigliano, un membre de son équipe de communication. Il sait donc gérer des projets très concrets avec pragmatisme.» Même après la victoire, son directeur de campagne, Dmytro Razoumkov, entretient le mystère sur le programme de gouvernement, en assurant que «quelques projets de loi sont d'ores et déjà prêts à être déposés au lendemain de l'investiture Zelensky». Mais ce dernier risque de se heurter à un obstacle de taille : celui d'une Constitution qui contraint les marges de manœuvre du Président. Sa liberté à gouverner à sa guise risque d'être d'autant plus réduite que la Verkhovna Rada (le Parlement) lui est carrément hostile. Vitaly Kouprine, un député ayant remporté un microscopique 0,02 % des voix au premier tour de la présidentielle, tente bien de créer un groupe parlementaire «Pour Zelensky !». Sans succès. Face à un Parlement qu'il ne contrôle pas, le nouveau chef de l'Etat pourrait même échouer à valider la nomination de certains postes clés, comme les ministres des Affaires étrangères et de la Défense ou le chef des services secrets (SBU). En attendant les législatives d'octobre, le nouveau chef de l'Etat risque de devoir ronger son frein. Le président du Parlement, Andry Parouby, a déjà déclaré qu'il n'y avait «aucune raison» de dissoudre la Chambre.
Zelensky est-il manipulé par un oligarque ?
L’allégation vient de Petro Porochenko lui-même. L’oligarque Igor Kolomoïsky, un de ses ennemis jurés, serait le véritable chef d’orchestre de la candidature de Volodymyr Zelensky. Le milliardaire est considéré comme l’un des oligarques les plus agressifs de l’Ukraine post-soviétique. Il est accusé, entre autres, d’avoir siphonné 5 milliards de dollars de son ancienne banque, PrivatBank. Lui et Volodymyr Zelensky se connaissent depuis longtemps et un faisceau de preuves confirme effectivement un soutien direct à la campagne «Ze !» : un temps d’antenne hors norme sur la chaîne 1+1 de Kolomoïsky. Ou encore la mise à disposition de voitures, de gardes du corps et d’avocats de l’oligarque. Rien n’atteste cependant d’une influence directe du milliardaire sur le nouveau président. Ses proches rappellent que Petro Porochenko est lui-même un oligarque. Ils débordent d’anecdotes sur l’indépendance d’esprit de Volodymyr Zelensky, vis-à-vis d’Igor Kolomoïsky comme d’autres oligarques. Et trois décisions de justice sur l’invalidation de la nationalisation de PrivatBank ont eu lieu avant le second tour, preuve que Volodymyr Zelensky n’a pu influencer le jugement.
Pour Oleksandr Souchko, directeur de la «Fondation Renaissance», la candidature Zelensky marque clairement le retour en grâce d'Igor Kolomoïsky. Celui-ci a déjà annoncé son retour en Ukraine depuis son exil en Israël. Le phénomène serait néanmoins plus subtil qu'une influence directe. «Les juges, à l'intégrité douteuse, qui ont délibéré sur PrivatBank ont senti que le pouvoir glissait des mains de Petro Porochenko, explique-t-il. Ils se cherchent juste par eux-mêmes un nouveau maître.» C'est dans la composition de son parti, Slouga Naroda, pour l'heure une coquille vide, que l'influence d'Igor Kolomoïsky, ou d'autres, se fera ou non sentir. Le Président sera de toutes les manières la cible de nombreuses propositions d'alliances de la part d'oligarques et de personnalités issues de l'ancien système.
Ioulia Timochenko, oligarque et ancienne Première ministre, a déjà salué sa victoire comme une «chance pour l'Ukraine», sous-entendant ainsi qu'elle serait prête à une collaboration.
Les prisons vont-elles se remplir de corrompus ?
L'idée est très populaire dans un Etat paralysé depuis son indépendance par une corruption endémique. L'entourage de Petro Porochenko est décrié pour des scandales de corruption et de contrebande. Certains champions de la lutte anticorruption avaient émis l'idée de fermer les aéroports pour empêcher les politiques, fonctionnaires et magistrats corrompus de quitter le pays. Nombre d'électeurs de Zelensky se disent aussi séduits par une scène de Slouga Naroda où son personnage tire à bout portant sur les députés corrompus en plein hémicycle. S'il a mené campagne sur l'idée d'un grand nettoyage, Volodymyr Zelensky tempère pourtant son propos. «Le Président n'a pas à décider du cours de la justice, estime Dmytro Razoumkov. Il est là pour garantir une réforme saine du système judiciaire, et faire respecter l'égalité de tous les citoyens devant la loi.» Un de ses proches, Oleksandr Danyliouk, met aussi en avant sa capacité d'influence : «Le Président ne va pas avoir son gouvernement avant les élections d'octobre. Mais nous allons exiger du cabinet actuel une baisse des prix du gaz pour les ménages. En raison de circuits de corruption dans la distribution, ils sont très au-dessus du prix du marché. Alors on va voir si le Premier ministre peut justifier un refus auprès de l'opinion.»
Le changement de rapport de forces est déjà palpable au Parlement : les députés viennent d’inscrire à l’ordre du jour un projet de loi supprimant l’impunité parlementaire, qui doit être adopté avant la fin du mois. Une mesure à laquelle ils se sont refusés pendant cinq ans.