LLB: Que deviennent les prisonniers ukrainiens échangés contre des Russes?
Reportage publié dans La Libre Belgique, le 09/07/2018
Avec les photos de Sadak Souici / Agence Le Pictorium
En grève de la faim depuis le 14 mai, le réalisateur ukrainien Oleg Sentsov, opposé à l’annexion de la Crimée, aurait perdu 15 kilos, selon sa cousine, qui a pu lui rendre visite dans le grand Nord de la Russie où il est détenu. Il pourrait faire partie d’un éventuel échange de prisonniers, en cours de négociations entre l’Ukraine et la Russie. Dans le contexte de guerre hybride entre Russie et Ukraine depuis 2014, des centaines de prisonniers ont déjà été échangés entre Kiev, Moscou et ses républiques fantoches de Donetsk et Louhansk. Pour les anciens détenus, le retour à une vie “normale” n’est pas toujours facile.
Chez Edouard Nedeliaev, pas un mot plus haut que l’autre. Attablé dans un café branché de Kiev, l’homme, 47 ans, doit surmonter une timidité chronique pour engager la conversation. C’est sur les réseaux sociaux qu’il se lâchait, en “écrivant sur le quotidien” de sa ville natale de Louhansk. Depuis 2014, c’est la capitale d’une des républiques pro-russes auto-proclamées dans l’est de l’Ukraine. “Compte tenu des circonstances, je gardais un ton léger, sans insultes, dissocié de la politique”. Mais ça n’a pas suffi. En novembre 2016, il est arrêté pour espionnage.
Dans la maison d’arrêt où il passe les premiers mois de sa détention, il est enfermé dans une cellule surpeuplée, sans fenêtre, sans ventilation, sans chauffage. Le régime est strict, ponctué par deux tours aux toilettes sous surveillance, et la réception de deux assiettes de bouillie, soir et matin. “Et à tout moment, les gardes pouvaient débarquer pour nous molester, et s’amuser avec nous…” Après un simulacre de procès, Edouard est condamné à 14 ans d’emprisonnement. Il est alors transféré dans une cellule mieux aménagée. Il a accès a de la vieille littérature soviétique, et peut se promener dans la cour, quelques minutes par jour. Coupé de sa famille, convaincu d’être innocent, il se prépare à passer plus d’une dizaine d’années dans ces conditions.
Jusqu’à ce 27 décembre 2017, où il est tiré de sa cellule, et emmené sur la ligne de front. Là l’attendent soldats ukrainiens, personnel médical, et caméras de télévision. 74 personnes sont rendues à l’Ukraine, contre 238 aux républiques séparatistes. Plus d’une cinquantaine de détenus en Ukraine avait refusé le retour à Donetsk et Louhansk. Ce transfert, le plus important d’une série d’échanges, représentait l’aboutissement de longues négociations au plus haut niveau. Une vidéo, diffusée en amont, montre Vladimir Poutine exprimer sa “détermination” à faciliter le processus. Pour nombre d’observateurs, c’est le président russe qui est personnellement responsable du sort de l’ensemble des prisonniers ukrainiens, qu’ils soient en Russie, en Crimée annexée, ou dans les séparatistes Donetsk et Louhansk.
Côté ukrainien, les prisonniers sont érigés au rang de héros de guerre. Et leur libération sont l’occasion de liesses nationales. Ce soir du 27 décembre, le président Petro Porochenko avait fait le déplacement à l’aéroport de Kiev, pour accueillir les rescapés, et les assurer que “nous resterons soudés, ensemble!”
Une fois les projecteurs des caméras éteints, la réalité est pourtant moins solidaire. “Nous avons bénéficié de soins médicaux, et des volontaires se sont mobilisés pour nous trouver des vêtements, des téléphones portables, ou encore des cartes SIM”, se souvient Ihor Kozlovskiy, 63 ans, un professeur de théologie emprisonné 11 mois à Donetsk. “Mais après l’hôpital… Certains parlaient d’un programme de réinsertion, mais on n’a pas eu de détails”.
De fait, chaque ancien détenu est livré à son sort. Ihor Kozlovskiy ne se dit pas à plaindre, grâce à sa famille à Kiev et à une offre d’embauche immédiate dans une université de Kiev. Vladislav Ovcharenko, 21 ans, a trouvé lui hébergement et emploi grâce à son réseau d’ultras du club de football de Louhansk, Zaria, et de ses relations avec le régiment ultra-nationaliste Azov. Certains parviennent à monter des petites entreprises. Le photographe de Crimée Hennadiy Afanasiev, emprisonné deux ans en Russie pour “préparation d’attentat terroriste”, s’est lancé en politique. De même que l’ancienne pilote de l’armée ukrainienne Nadia Savchenko, avec un succès moindre. Pendant sa détention en Russie, ses diatribes endiablées contre ses juges, et ses grèves de la faim à répétition, en avaient fait une “Jeanne d’Arc ukrainienne”. Autrefois l’icône des prisonniers politiques ukrainiens, comme l’est aujourd’hui Oleh Sentsov, elle croupit aujourd’hui en prison à Kiev pour “tentative de coup d’Etat”.
Edouard Nedeliaev, lui, reste en retrait de la vie publique. Il tente de se reconstruire une vie à partir de rien dans une petite chambre en banlieue de Kiev. Des connaissances lui confient des tâches de réparation de matériel informatique. “Là, je reçois l’équivalent de 300 dollars de salaire. Mon loyer coûte 200 dollars…” Loin d’être suffisant pour accueillir sa femme et sa fille de Louhansk. “A notre libération, on nous a promis de verser à chacun 100000 hryvnias (soit 3200 euros). C’est la seule chose que j’attends de l’Etat. Le reste, je me débrouille”. Il a fallu attendre 6 mois pour que l’argent soit débloqué. Le processus de vérifications s’est éternisé, et s’est avéré sélectif. Seuls 71 des 74 anciens détenus toucheront cette maigre compensation d’Etat.
“C’est déjà une amélioration par rapport à notre situation”, commente Maria Varfolomeiva. Après un an et demie passé en prison à Louhansk, elle avait été échangée en mars 2016, sans une quelconque promesse d’aide. Elle dort depuis sur le canapé d’amis à Kiev, en attendant de finir ses études de sociologie. Pour autant, elle n’éprouve que de la gratitude pour l’efficacité des autorités à organiser des échanges. “Notre Etat est dysfonctionnel, tout le monde le sait. On ne peut pas en demander trop”. La jeune femme, 33 ans, appelle à l’unité pour obtenir la libération de tous les prisonniers de guerre et prisonniers politiques. "Sentsov est loin d'être le seul là-bas", conclut-elle.