Mediapart: En Ukraine, la loi martiale met le pays sous tension

Reportage publié sur le site de Mediapart, le 30/11/2018

Depuis le 28 novembre, après l’attaque de trois navires militaires par les gardes-frontières russes en mer Noire, dix régions d’Ukraine frontalières de la Russie sont sous le coup de la loi martiale. Au quotidien, cela ne change guère la vie des populations. Mais alors que le président Porochenko est affaibli, « tout peut basculer très vite », prévient une habitante.

Kharkiv (Ukraine), envoyé spécial. - « Rien n’a changé. En tout cas, je n’ai rien remarqué. » Comme chaque soir, Nataliya Zanietchka longe la place de la Liberté de Kharkiv, l’une des plus grandes d’Europe, en sortant du travail. La ville et la région du même nom sont sous le coup de la loi martiale depuis 9 heures du matin, ce 28 novembre. Au même titre que neuf autres régions d’Ukraine frontalières de la Russie ou de zones sensibles. Pour autant, on ne voit ici ni barrage routier, ni blindé en patrouille. Aucun couvre-feu n’est prévu. Sur la place de la Liberté, de faux sapins de Noël géants sont en cours d’assemblage. Entre hystérie médiatique, récupération politique et incertitudes législatives, l’application de ce régime d’urgence semble n’avoir rien changé au quotidien des habitants de la seconde ville du pays.

Mais Nataliya Zanietchka est au courant de la crise qui agite l’Ukraine depuis l’attaque, le 25 novembre, de trois navires militaires par les gardes-frontières russes en mer Noire. Les bâtiments sont toujours sous séquestre dans le port de Kertch, dans la Crimée annexée en 2014. Plus de vingt marins capturés ont été condamnés à des peines de prison par des tribunaux russes.

Le président ukrainien Petro Porochenko a averti du risque d’une « intervention terrestre de la part du pays agresseur, la Russie ». Il a obtenu de la Verkhovna Rada l’instauration de la loi martiale dans dix des vingt-quatre régions du pays jusqu’au 26 décembre. « On espère que la situation va s’apaiser. Mais on sait que les autorités ont désormais la possibilité de fermer la gare ou l’aéroport d’un jour à l’autre, d'empêcher les manifestations… », s’inquiète Nataliya Zanietchka. « Tout peut basculer très vite. »
De fait, Kharkiv est l’un des points les plus sensibles de cette bande frontalière de plus de 2 000 kilomètres de long. Agitée par de violents mouvements pro-russes au printemps 2014, la ville avait failli basculer dans la guerre qui déchire encore aujourd’hui le Donbass, plus au sud. Si la situation s’est certes calmée depuis, la Russie, « pays agresseur » selon les autorités ukrainiennes, n’en reste pas moins à une trentaine de kilomètres de là.

Au poste-frontière de Hoptivka, au nord, la situation est néanmoins remarquablement calme ce 28 novembre. « Nous sommes placés en état d’alerte, mais cela ne change concrètement rien à notre fonctionnement », commente la porte-parole régionale des gardes-frontières Oksana Ivanets. Et de noter qu’aucune provocation n’a été recensée depuis le côté russe.

Un chauffeur de taxi, en recherche de clients, se contente de noter qu’il n’a véhiculé aucun citoyen russe de la journée. « Avant 2014, il y avait beaucoup de Russes qui traversaient pour venir faire leurs courses à Kharkiv », se souvient-il. Depuis, les entrées de citoyens russes se sont considérablement réduites, et pourraient être totalement interdites dans un futur proche. Depuis le 25 novembre, au moins 150 personnes, dont environ 80 citoyens russes, ont été interdits d’entrée sur le territoire à l’aéroport de Kiev. C’est là une des rares conséquences concrètes de la loi martiale, dont les contours restent flous. Iouri Kalgouchkine, commissaire militaire de la région de Kharkiv, se refuse à tout commentaire sur les autres applications de la loi martiale.

De fait, Petro Porochenko peine à justifier son initiative auprès de l'opinion publique ou de l’opposition politique. Rares sont ceux en Ukraine qui contestent la menace posée par la Russie. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, la guerre du Donbass a coûté la vie à plus de 10 300 personnes selon l’ONU. L’annexion rampante de la mer d’Azov, une mer peu profonde dont le seul point d’entrée est contrôlé par les Russes à Kertch, paralyse les ports ukrainiens de Berdiansk et Marioupol. Selon le ministre des infrastructures Volodymyr Omelyan, plus de 35 navires marchands sont ainsi retenus dans le détroit de Kertch depuis le début de la semaine.
Il n’empêche que Petro Porochenko s’était jusqu’ici refusé à introduire la loi martiale sur le territoire national. Trois anciens présidents de la République, Leonid Kravtchouk, Leonid Koutchma et Viktor Iouchtchenko ont souligné qu’une telle mesure d’urgence comporte « de sérieux risques », d’autant plus qu’elle est moins justifiable qu’aux pires heures de la guerre en 2014. D’où la suspicion, largement partagée dans la classe politique et les médias, d’une instrumentalisation politicienne de la crise dans le cadre des élections présidentielles de mars 2019. De fait, Petro Porochenko ne part pas favori des sondages à sa propre réélection.

Le chef des armées s’est prêté depuis le 25 novembre à de nombreuses interviews et consultations diplomatiques. Ce 28 novembre, il s’affichait en uniforme pour visiter une base au nord de Kiev, entouré d’une légion de caméras. Dans une interview au magazine allemand Bild, il soutient que « Vladimir Poutine veut annexer une nouvelle partie de mon pays ». Et auprès de journalistes ukrainiens, il insiste sur l’utilité de la loi martiale. « Elle me servira dans le cas d’une agression, pour que je puisse organiser la défense du pays en quelques minutes à peine. » Un sorte de « douche froide sur tous ceux qui penseraient à attaquer l’Ukraine ».
Entre autres, la loi martiale prévoit la possibilité d’une mobilisation militaire rapide, ordonne la vérification du bon fonctionnement d’installations militaires, et renforce le contrôle du transport maritime dans la mer Noire. Des dispositions qui ont déjà été adoptées au cours des dernières années, sans recours à un régime d’exception. Selon l’expert militaire Ivan Aparshin, la loi martiale pourrait aider le pays à consolider les capacités opérationnelles de l’armée à condition que le budget de la défense soit augmenté. Le haut commandement souffre encore de la perte de 70 % de sa flotte en Crimée en 2014. Comme lors de l’incident de Kertch, il n’a que peu de bâtiments à opposer à l’armada russe déployée sur place.

La déclaration de la loi martiale ne résout de surcroît pas l’ambiguïté de la relation à la Russie. Dans une tribune publiée dans Ukrainska Pravda, le rédacteur en chef Serhiy Sidorenko réclame la rupture des liens diplomatiques avec Moscou, et la reconnaissance officielle de l’état de guerre qui perdure entre les deux pays. « La loi martiale n’est pas une déclaration de guerre », lui oppose Petro Porochenko, « car l’Ukraine ne veut partir en guerre contre personne ». Lui mise sur la solidarité internationale, qui reste timide depuis le 25 novembre. La perspective de nouvelles sanctions à l’encontre de Moscou ne rencontre pas beaucoup d’échos à Bruxelles ou à Washington.
Dans ce contexte, l’application d’une loi martiale partielle, qui ne change guère la vie quotidienne des populations concernées, apparaît comme une mesure avant tout symbolique, et floue. Le gouverneur d’Odessa, sur la mer Noire, a par exemple eu du mal à expliquer si les feux d’artifices sont encore autorisés. L’UEFA a, elle, préféré déplacer la tenue d’un match de la League Europe de Poltava à Kiev par mesure de sécurité, même si la première région n’est pas affectée par la loi martiale.

Face à ces incertitudes, les mouvements nationalistes n’attendent pas pour s’organiser. Les structures liées au régiment ultra radical Azov ont ainsi appelé à une mobilisation citoyenne. « Le 27 novembre, nous avons accueilli 50 nouveaux volontaires pour une session d’entraînement », explique un responsable régional, Vladislav Sobolevskyi, qui revendique le fait d’entretenir des structures de sécurité parallèles à celles de l’État. « La menace russe est une réalité depuis 2014 et nous voulons être prêts à défendre notre pays. » Mais il n'en dénonce pas moins l’introduction de la loi martiale comme une simple manœuvre électorale de la présidence, qui pourrait aider l’exécutif à museler son opposition.
De fait, la police a appréhendé, en vertu de la loi martiale, deux militants des droits civiques à Odessa, ce 28 novembre. Ceux-ci protestaient contre un projet immobilier opaque impliquant la municipalité. « Le régime d’exception peut devenir un nouvel outil de pression », explique le militant anticorruption et député régional indépendant Dmytro Boulakh à Kharkiv. « Mais nous étions soumis à des violences avant cela. Ils avaient commencé à nous placer sur écoute. Donc la loi martiale ne change pas fondamentalement le cœur de nos problèmes ici. »

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