Mediapart: la campagne sans programme de Volodymyr Zelenski ratisse large

Reportage publié sur le site de Mediapart, le 19/04/2019

L’ascension du comédien Volodymyr Zelenski, devenu le favori du second tour de la présidentielle de dimanche face au sortant Pero Porochenko, est avant tout la conséquence d’une campagne « dégagiste » qui transcende les clivages habituels du pays, autour d’un programme très flou.

Kiev (Ukraine), correspondance. - « Voilà un gars qui se préoccupe du peuple, et qui ne va pas nous ponctionner comme les autres. Vous m’expliquez comment je peux survivre avec mon salaire d’institutrice de 150 euros par mois ? On n’arrive plus à payer nos factures de gaz, et d’eau chaude, à cause des prix que les oligarques nous imposent ! » Lyoudmila Petrova s’enflamme tant dans sa longue diatribe qu’elle attire l’attention des passants.
Mikhaylo Petrenko, petit entrepreneur, se joint à la conversation pour l’épauler. « Si la prochaine équipe lutte efficacement contre la corruption dans l’État, alors il y aura de quoi pour tout le monde, dit-il. L’Ukraine dispose de tant de ressources, qu’elle peut devenir un des plus beaux pays d’Europe. » Pour chacun d’entre eux, la solution s’appelle Volodymyr Zelenski. « Avec lui, nous aurons toute notre place dans l’Union européenne », promet Mikhaylo Petrenko.

À ces mots, Lyoudmila Petrova toussote. Pour elle, la meilleure voie est celle d’une « réconciliation avec la Russie, notre partenaire historique ». Le débat s’anime, chacun accusant l’autre de ne pas avoir compris le programme du favori de l’élection présidentielle. La scène de rue est révélatrice d’une campagne inédite, et des mystères qui planent toujours sur les perspectives d’une présidence Zelenski.
Dans les bureaux de vote de ce quartier de Vynohradar, au nord-est de Kiev, le comédien, vainqueur du premier tour le 31 mars, a réalisé des scores confortables, au niveau de son soutien national de 30,24 %. Une carte de dekoder.org montre que Volodymyr Zelenski a remporté les quartiers périphériques de la capitale Kiev, plus populaires, voire défavorisés, à l’écart des réseaux de transport public. Le président sortant, qui n’a rallié que 15,95 % des électeurs ukrainiens, a gagné les quartiers centraux, aisés et aux bonnes infrastructures, ainsi que les zones d’habitation aux abords des trois lignes de métro.

Il serait tentant de lire dans ces résultats la sociologie d’un vote de classe. Néanmoins, « le vote Zelenski est extraordinairement complexe », avertit Iryna Bekeshkyna, sociologue de la Fondation des initiatives démocratiques. Ses études démontrent que l’adhésion à la candidature de l’outsider est en fait transversale, tant en termes de niveau d’éducation que de catégorie socioprofessionnelle, de classe d’âge que de genre. « L’électorat s’est mobilisé en fonction d’une perception de ses situations économiques et politiques, plus qu’en fonction d’une réalité vécue. »

Les habitants des quartiers centraux de Kiev, par exemple, seraient soumis aux mêmes contraintes d’un pays en crise financière et en guerre que les résidents des quartiers périphériques. Les premiers auraient en revanche « la sensation d’être inclus dans un mouvement plus général », à la différence des seconds, qui souffriraient d’un sentiment de rejet, et d’apathie politique.
Une des principales réussites de la campagne de Volodymyr Zelenski a d’ailleurs été la mobilisation de cet électorat, notamment des jeunes et des moins de 40 ans. « Pour eux, voter n’a jamais été tendance. C’était considéré comme ennuyeux », explique Oleksandr Prokhorovitch, à la tête d’une équipe de 16 jeunes volontaires au quartier général de Volodymyr Zelenski. En réponse, la campagne a défié tous les codes établis.

Le comédien a snobé les débats avec ses opposants et les entretiens aux médias, pour se lancer dans une tournée de spectacles réalisée par son studio de divertissement « Kvartal 95 - Quartier 95 ». Il a fait montre d’une activité effrénée sur les réseaux sociaux. « Nous sommes là pour animer les pages sur Facebook, Instagram, Telegram, Youtube, et d’autres, et pour convaincre nos internautes que voter est à la fois facile, et très important. » Le succès est incontestable : près de 60 % des 18-29 ans ont soutenu Volodymyr Zelenski au premier tour, selon des sondages « sortie des urnes ».
La surprise importante du premier tour reste néanmoins la victoire de l’acteur dans 19 des 24 régions du pays. « C’est la fin définitive du fameux clivage est-ouest », se réjouit le philosophe Volodymyr Yermolenko. Les analystes avaient pris l’habitude de diviser l’Ukraine post-soviétique entre un ouest pro-européen et ukrainophone et un est pro-russe et russophone. Le score de Volodymyr Zelenski confirmerait « l’acceptation du vecteur pro-occidental par la majorité de la population, y compris les russophones », explique Volodymyr Yermolenko.

Le fait que les grandes villes de province comme Odessa, Kharkiv et Dnipro ont toutes soutenu Volodymyr Zelenski confirmerait cette théorie. Il constitue aussi l’une des erreurs de campagne de Petro Porochenko. Le président avait conclu des alliances électorales avec les maires au cours des dernières années, malgré la réputation sulfureuse de certains. Des alliances qui ne se sont pas traduites dans les urnes.

De manière générale, « les fraudes et violations ont été circonscrites à des situations locales particulières, analyse la journaliste Alya Shandra. Elles ne remettent pas en cause la validité du résultat au niveau national ». L’analyse sociologique de l’électorat devrait donc être prise au sérieux. Elle est cependant « loin d’être la seule clé de lecture », prévient l’éditorialiste Pavlo Kazarin.

« Stratégie du miroir »

Selon une enquête du centre d’études Razumkov, l’électorat de Volodymyr Zelenski est ainsi divisé sur des questions fondamentales. Un peu plus de la moitié des interrogés souhaite une intégration dans l’OTAN, mais un tiers souhaiterait que l'Ukraine reste neutre. Un peu plus de la moitié appelle à une rupture avec la Russie, mais un tiers prône une réconciliation. Un peu moins de la moitié soutient une économie de marché, mais autant que ceux qui défendent un État interventionniste.

Le flou entretenu volontairement par le candidat, qui « permet à de nombreux électeurs de croire que Zelenski partage leurs idées et porte leurs valeurs », selon Valeriy Pekar, professeur à l’académie Mohyla de Kiev. C’est pour lui un usage brillant de la « stratégie du miroir », selon laquelle chaque électeur parvient à voir son reflet dans un candidat.

Aussi l’éditorialiste Pavlo Kazarin met en garde sur les déceptions à venir des électeurs de Volodymyr Zelenski. À l’instar du débat de rue dans le quartier de Vynohradar, la disparition du clivage régional pourrait bien être « une simple illusion ».
Chez les détracteurs de Volodymyr Zelenski, ce sentiment d’illusion est renforcé par l’adhésion émotionnelle que démontrent certains électeurs au comédien, et non au candidat. « Je l’ai vu à la télé jouer le président. Nous avons tous envie d’avoir un chef de l’État comme ça ! », affirme ainsi Valentyna Mykolaivna, lors d’un concert gratuit du Kvartal 95 à Brovary, le 29 mars dernier. Sans sourciller, elle expliquait vouloir voter pour Volodymyr Zelenski le 31 mars, après avoir regardé « Slouga Naroda » (« Le Serviteur du Peuple »), une série télévisée où il incarne un président incorruptible et idéal.

La programmation de la chaîne 1+1, de l’oligarque Igor Kolomoïski, encourage le phénomène, remplissant à outrance sa programmation de sketchs du Kvartal 95, Slouga Naroda, ou encore des films où l’acteur principal n’est autre que Volodymyr Zelenski. Cela fait-il du comédien un candidat compétent pour assumer les plus hautes fonctions de l’État ? « Et Ronald Reagan, il n’était pas acteur avant d’être président ? », réplique Valentyna Mykolaivna.

Par contraste, l’électorat de Petro Porochenko apparaît bien plus compact, et cohérent, composé de classes moyennes urbaines, et de conservateurs ruraux. « Tout n’est pas parfait avec Porochenko, mais on sait dans quelle direction on va », lance Anton Karpinsky, un entrepreneur vivant dans le quartier central de Podil, en cours de gentrification.

Le président est critiqué pour ses manquements dans les réformes et la lutte anticorruption, et soupçonné d’entretenir des circuits de corruption et de népotisme. Il a néanmoins à son crédit la stabilisation des finances publiques, quelques réformes structurelles, ou encore la libéralisation du régime de visas Schengen pour les citoyens ukrainiens. « Petit à petit, les choses changent pour le mieux. Je ne veux pas qu’un Zelenski inverse la tendance », poursuit Anton Karpinsky.

Et de partir dans une opération de dénigrement du comédien, qualifié de clown, de toxicomane, de lâche face à Vladimir Poutine, ou encore de pantin de l’oligarque Igor Kolomoïski. La campagne de l’entre-deux-tours, faite de défis lancés par vidéos interposées, d’appels à des examens médicaux, et d’une controverse interminable sur l’organisation d’un débat, a aussi été marquée par de fortes attaques contre les candidats.

Les uns ont fait de Volodymyr Zelenski un usager de cocaïne, les autres ont dépeint Petro Porochenko, pourtant diabétique, comme un alcoolique. « Se termine donc une campagne où les débats d’idée n’ont pas trouvé leur place », se désole la journaliste Kristina Berdynskykh.

Une campagne plus traditionnelle aurait-elle néanmoins changé l’équilibre des forces ? Si 30,24 % des électeurs ont voté pour Zelenski au premier tour pour des raisons très diverses, certains sondages le crédite de plus de 70 % des voix au second tour. Le comédien bénéficie en effet d’un phénomène de « dégagisme » à l’ukrainienne, qui a même affecté les soldats d’un pays en guerre.

La moitié des troupes mobilisées sur la ligne de front de l’est du pays n’a pas soutenu le chef des armées au premier tour. Dans l’entre-deux-tours, 41 % des Ukrainiens qui déclarent vouloir voter pour Volodymyr Zelenski expliquent leur choix par un rejet catégorique de Petro Porochenko. « Quoi qu’il fasse, il semble qu’il ne puisse contrer l’ascension irrésistible de son concurrent », analyse l’éditorialiste Mikhaylo Doubynianskiy. Lui résume le désarroi des soutiens de Petro Porochenko par trois phases de la gestion d’un deuil : « Déni, dépression, acceptation. »

« La candidature Zelenski est un saut dans l’inconnu, en raison des mystères qui planent sur sa future politique, conclut le politologue Serhiy Taran. Beaucoup espèrent un miracle. À l’inverse, beaucoup s’attendent aussi à une catastrophe. » Les soutiens de Volodymyr Zelenski espèrent réformes et justice sociale. « C’est l’occasion d’achever la révolution de la dignité de 2014 et de briser pour de bon le système oligarchique et corrompu à travers un changement radical des élites », s’enthousiasme le consultant politique Nikita Potourayev.

Les partisans de la stabilité offerte par Petro Porochenko redoutent en revanche une nouvelle crise économique, et d’un retour de l’Ukraine dans le giron russe. Les échanges se font acerbes sur les réseaux sociaux, et certains s’attendent à des scènes de violence entre les fans des deux candidats, lors du débat organisé dans l’arène du stade olympique de Kiev, ce vendredi 19 avril. Une atmosphère d’hystérie collective que résume le magazine Novoye Vremia (Temps nouveaux) par le titre de sa nouvelle page de couverture : « Ils sont tous devenus fous ! »

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