Mediapart: Oleg Sentsov: «Poutine ne veut pas la paix»

Article tiré d’un entretien avec Oleg Sentsov, publié sur Mediapart, le 07/11/2019

Le cinéaste ukrainien Oleg Sentsov a passé cinq ans dans une prison russe et a été libéré en septembre à la suite d’un échange de prisonniers. Alors qu’il est de nouveau question d’une reprise des négociations avec le nouveau président ukrainien Volodymyr Zelenski, le réalisateur refuse de croire que le chef d’État russe « veuille une solution raisonnable pour tous ». Rencontre.

Kiev (Ukraine), de notre correspondant.– Parler, discuter, expliquer et ne pas s’arrêter. Oleg Sentsov finit à peine ses rencontres qu’il est déjà plongé dans son téléphone, à répondre aux dizaines de messages reçus. Il dévoile avec un air ingénu son calendrier, couvert d’horaires de voyages en avion et de conférences. Un changement de rythme cardinal pour ce réalisateur de cinéma ukrainien, après les cinq ans qu’il a passé isolé dans une colonie pénitentiaire de haute sécurité, dans le Grand Nord russe. Libéré il y a à peine deux mois, le 7 septembre, ne compte-t-il pas se détendre après ces rudes épreuves ? « Je me suis reposé pendant cinq ans », tranche-t-il lors d’un entretien, le 4 novembre, à Kiev. « Il est désormais temps de travailler, et de dire ce que j’ai à l’esprit pendant que l’on veut bien m’écouter. Une fois que les gens se seront lassés de moi, je me reposerai. »

Ce n’est apparemment pas demain que les Ukrainiens se lasseront d’Oleg Sentsov, l’une des principales icônes de la résistance à « l’agression russe ». C’est ainsi qu’est ici décrite la politique du Kremlin dans la guerre hybride que se jouent la Russie et l’Ukraine depuis 2014, le début de l’intervention militaire à l’est et l’annexion de la Crimée. Originaire de cette même péninsule, Oleg Sentsov a été arrêté en mai 2014, et condamné à vingt ans de prison pour « préparation d’actes terroristes », au terme d’un procès qualifié de « stalinien » par Amnesty International.
Plus d’une centaine de citoyens ukrainiens s’entassent à partir de cette époque dans les geôles russes en tant que prisonniers politiques et prisonniers de guerre, et probablement autant de citoyens russes dans les prisons ukrainiennes. Le cas d’Oleg Sentsov capte néanmoins une attention particulière, en vertu de l’injustice de son traitement, et de sa fermeté patriotique, très appréciée à Kiev. « Mes bourreaux ont d’abord essayé de me briser, et ensuite ils m’ont proposé un “deal” : sept ans au lieu de vingt en échange d’une confession publique et de noms », explique-t-il. « Tout cela parce qu’en tant qu’Ukrainien, j’étais considéré comme un ennemi de Poutine, et donc de l’État. » Il ne cède pas, au contraire. En mai 2018, il entame une grève de la faim, que les médecins le contraignent à interrompre seulement au terme de 145 jours. C’est l’une des plus longues grèves de la faim « non totale » de l’histoire moderne (Oleg Sentsov buvait 3,5 litres d’eau par jour). Il reçoit en octobre 2018 le prix Sakharov du Parlement européen.

Ce n’est pourtant pas sur ses épreuves de détenu qu’il s’exprime à tout-va. « On n’arrête pas de me demander comment on survit en prison, comment on conserve un équilibre mental… je ne sais pas répondre à cette question », confesse-t-il. Pour lui, tout a été question d’état d’esprit, de discipline, et de confiance dans l’action de ses proches et soutiens à travers le monde. « Dans mon ancienne vie, j’avais décidé de ne pas tomber dans les drogues pour ne pas me détruire. Dans ma cellule, j’ai réagi de manière similaire, je me suis préservé. » Il évoque avec intérêt les dizaines de livres qui lui ont fait passer le temps, à la bibliothèque de la colonie pénitentiaire. Pour la plupart des classiques russes et soviétiques sur la Seconde Guerre mondiale.
Une détention interrompue le 7 septembre dernier. Oleg Sentsov est alors l’un des bénéficiaires d’un échange mutuel de 35 prisonniers entre Moscou et Kiev. Il retrouve sur le tarmac sa fille de 16 ans. Passé un bref moment d’émotion, il est l’un des seuls à livrer un commentaire construit aux centaines de journalistes présents : « La lutte n’est pas finie contre l’agresseur », assenait-il, en appelant à poursuivre les efforts pour obtenir la libération des autres prisonniers politiques ukrainiens restés en Russie.
Son aura ne s’est pas démentie depuis. Dans l’espace de co-working où se déroule l’entretien avec Mediapart, le 4 novembre, deux gérantes le reconnaissent, le félicitent avec enthousiasme et lui offrent une carte de membre gratuite. « Merci pour vos positions politiques ! », s’écrie l’une d’elles. « Je ne fais que dire ce que je pense », répond-il avec humilité. « Je me sens parfois comme Youri Gagarine, le premier homme dans l’espace. J’atterris, et les gens attendent de moi un message spécial. Mais je suis avant tout un homme très simple. »
Très simple, c’est en effet l’impression qu’Oleg Sentsov renvoie en ce matin de novembre. En jean et blouson de cuir, il paraît plus détendu dans une conversation privée que dans certaines de ses interventions, face à une foule compacte. Son ton est posé, et il se permet quelques plaisanteries et boutades. Il n’en demeure pas moins que son propos est clair et déterminé. « Le moment est crucial pour que les Ukrainiens saisissent l’opportunité de choisir par eux-mêmes leur destin. On parle de négociations de paix maintenant, mais Poutine ne veut pas la paix. Alors il faut comprendre ce que l’on veut. »
En ligne de mire, les efforts du président et ancien comédien Volodymyr Zelenski de relancer le processus de paix dit de Minsk. Il réclame un sommet de haut niveau au format dit de Normandie, qui le confronterait à Vladimir Poutine par l’intermédiaire d’Emmanuel Macron et Angela Merkel, pour obtenir un accord politique. Le Kremlin, qui persiste à nier son intervention militaire en Ukraine malgré des preuves indéniables, s’y refuse jusqu’à présent. Cela n’empêche pas le chef de l’État d’œuvrer au retrait partiel de ses troupes de la ligne de front de l’est, longue de quelque 400 kilomètres. Deux points sont aujourd’hui démilitarisés, et Volodymyr Zelenski en annonce plus à venir. Il multiplie par ailleurs les initiatives pour diluer les tensions. Dans sa stratégie des petits pas, l’échange de prisonniers « 35-35 » constituait d’ailleurs « un premier pas vers la paix ».
« C’était une concession tactique de la part du Kremlin, plutôt », commente Oleg Sentsov. « Poutine voulait juste faire un signe vers les Occidentaux pour faire avancer le processus politique. Ce qui l’intéresse, c’est de négocier par-dessus la tête des Ukrainiens, obtenir un accord qui maintienne notre pays dans son giron, faire lever les sanctions et prétendre revenir à la normale. » Après les enseignements extrêmement rudes qu’il a tirés des systèmes judiciaire et carcéral russes, toute tentative de conciliation avec le chef du Kremlin est déjà pour Oleg Sentsov une compromission. « Le système d’État est conçu pour mentir. On ne peut pas croire une seconde que Poutine veuille une solution raisonnable pour tous. » Et s’il comprend la stratégie d’apaisement d’Emmanuel Macron « pour des raisons économiques et politiques », il met en garde : « Cela ne marche pas comme cela. Si on leur donne un doigt, ils dévorent le bras. »

Même s’il en a bénéficié lors de l’échange de prisonniers, la politique de Volodymyr Zelenski ne le laisse pas moins songeur. « Il n’a encore pas fait d’erreur ou trahi les intérêts nationaux, donc il n’y a pas encore lieu de protester », précise-t-il. Mais il ne se prive pas pour autant de commentaires critiques à l’endroit du président. En visite sur la ligne de front, celui-ci s’est récemment opposé à un vétéran de guerre soucieux des conséquences du désengagement militaire. « Je ne suis pas un loser, moi », s’est emporté Volodymyr Zelenski dans un échange tendu. La vidéo, virale sur les réseaux sociaux, a inspiré un post à Oleg Sentsov sur son compte Facebook : « Honte au président et honneur à nos soldats ! » « La moindre des choses, c’est de respecter ceux qui se battent pour le pays », explique-t-il.
Cette anecdote, mêlée à d’autres épisodes, a motivé un autre commentaire de la part de cet Ukrainien revenu dans son pays après une absence de cinq ans. « La révolution de la dignité de 2014 s’est transformée en contre-révolution de la haine », déclare-t-il lors d’une conférence internationale, fin octobre. Certains le traitent déjà de « radical ». Mais c’était une « simple expression provocatrice », explique-t-il peu après, pour « pousser les Ukrainiens à oublier leurs petits différends et à canaliser leurs frustrations contre l’agresseur ». Dans cet espace de co-working moderne dans le centre de Kiev, il ne parle pas de haine, mais s’émerveille au contraire des « changements positifs » qu’a vécus le pays depuis 2014. Et il en veut plus.
Pour accompagner la transformation de l’Ukraine, Oleg Sentsov se cherche une nouvelle place, une fois que l’attention médiatique autour de sa personne sera retombée. Son grand succès cinématographique, Gamer, remontant à 2011, il n’a pas encore défini de nouveau projet dans le 7e art. Mais il consacre ses rares heures libres à visionner les films des autres réalisateurs afin de rattraper le temps perdu des cinq dernières années. Ce qui le motive en ce moment, c’est la création d’une ONG centrée sur les droits de l’homme, les questions culturelles et les « sujets d’actualité importants pour le pays ». Mais pas de politique pour Oleg Sentsov, ni d’affiliation partisane. « Je sors à peine d’une prison, ce n’est pas pour retomber dans une autre », lance-t-il. « Par-dessus tout, je veux conserver mon indépendance, et ma liberté d’esprit. »

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