Reconnaître l’annexion de la Crimée?

Si les Ukrainiens avaient eu envie de capituler depuis 2022, voire depuis 2014, ils l’auraient fait depuis longtemps, et ils n’avaient pas besoin de Donald Trump pour ça.

Parce que le plan de paix qu’il a proposé la semaine dernière, ça revient à ça, à une capitulation.

Les Ukrainiens n’ont pas capitulé avant, il n’y a aucune raison qu’ils capitulent maintenant. et d’ailleurs tout porte à croire qu’ils ne le feront pas.

Je n’ai même pas eu le temps de faire une vidéo sur le plan de paix de Donald Trump que Volodymyr Zelensky en a déjà rejeté une grande partie

ce qui pourrait vouloir dire que les Américains vont se retirer du processus de négociations qu’ils ont eux-mêmes initié il y a trois mois de ça.

et tout ça, ça montre à la fois la constance des Ukrainiens, l’amateurisme de l’administration Trump, et le fait que le grand vainqueur de cette séquence, c’est Vladimir Poutine.

Parce qu’au milieu de ses demandes maximalistes, il pourrait être en passe d’obtenir la reconnaissance de jure de son annexion de la Crimée et ça, c’est la prunelle de ses yeux.

Alors parlons-en.

Bonjour à tous, c’est Sébastien, très heureux de vous retrouver après une très longue absence

vraiment désolé, j’ai été malade avec une bonne grippe, ensuite très occupé pour rattraper une série de dossiers, ensuite c’était le moment creux de Pâques…

Mais me revoilà, très heureux de vous retrouver pour disséquer ensemble cette séquence importante

vous avez du le voir comme moi, la semaine dernière une délégation américaine a présenté à Paris un espèce de plan de paix

c’est le moment où Steve Witkoff, un ancien promoteur immobilier et ami de Donald Trump qui s’est retrouvé en charge des discussions avec Vladimir Poutine a comparé le palais de l’Elysée à Mar-a-Lago, la résidence de Donald Trump

alors que le palais de l’Elysée est plus vieux que les Etats-Unis, mais bon

il y avait aussi Marco Rubio, le secrétaire d’Etat américain qui au moment de repartir a déclaré que si les Ukrainiens et les Russes ne s’accordaient pas sur le plan de paix, les Etats-Unis allaient se retirer du processus parce qu’ils avaient d’autres priorités

ça montre un amateurisme crasse de la part de Donald Trump et de son équipe

en gros ils pensaient arriver à des résultats rapides, 24h disait Donald Trump, pour régler une situation qu’ils ne comprenaient pas et pour rétablir une relation constructive avec les Russes

Mais ils se sont trouvés devant une situation compliquée, avec beaucoup plus d’acteurs et d’intérêts que la situation de l’Afghanistan en 2017-18

C’est un peu le joueur du jeu de société Risk qui joue pendant des heures pour tenter de conquérir le monde mais à 3h du matin il voit que c’est trop compliqué et il veut aller au lit alors il abandonne ses positions aux autres joueurs

Sauf que là le joueur c’est les Etats-Unis, la plus grande puissance du monde,

et que leurs positions, ils ne les répartissent pas à égalité entre les joueurs mais ils voulaient tous les donner à la Russie

Parce que le plan de paix de l’administration Trump, c’est exiger beaucoup de l’Ukraine et donner beaucoup de la Russie.

Premièrement, les Etats-Unis reconnaîtraient la souveraineté de jure de la Russie sur la Crimée et de facto sur les autres territoires actuellement occupés dans les oblasts de Luhansk, Donetsk, Kherson, et Zaporizhzhia

Cette question de la Crimée et des territoires je vais y revenir

Deuxièmement, l’Ukraine ne pourrait pas entrer dans l’Otan, ça sérieusement ça ne veut déjà plus dire grand chose étant donné le désengagement américain de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord,

on a déjà vu que les Etats-Unis ne bougeront pas le petit doigt si l’un des pays baltes est attaqué, ce qui remet en cause la crédbilité même de l’article 5 sur l’assistance mutuelle

donc à la fois l’Ukraine et les Européens se cherchent des formats alternatifs, basés sur les acquis de l’Otan pour assurer leur sécurité

on verra ce que ça donnera mais en tout cas, le fait que l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan soit empêchée et que l’Otan, ça n’est plus ce que c’était, ce n’est pas une surprise pour personne.

Troisièmement, les Etats-Unis procéderaient à la levée des sanctions contre la Russie qui ont été imposées depuis 2014

ça serait une victoire éclatante pour Vladimir Poutine

évidemment les Européens maintiendraient leurs sanctions au moins dans un premier temps mais sans les Etats-Unis, la première puissance mondiale, elles seront beaucoup moins efficaces.

ça redonnera du souffle à l’économie russe et ça permettra de continuer à financer les instruments de la puissance russe, en premier lieu son armée, et ses capacités de déstabilisation.

Parce que encore une fois, si le conflit se fige sur les lignes actuelles, personne n’en sera satisfait, ni l’Ukraine, ni la Russie.

Pour que sa conquête territoriale ait du sens, la Russie doit contrôler les grandes villes de Kharkiv, Dnipro et surtout Odessa,

sans parler des ressources agricoles et minérales du centre de l’Ukraine, dans la boucle du fleuve c’est extrêmement riche.

et de toutes les manières, l’invasion depuis 2022 n’est pas une question de territoire, c’est avant tout pour atteindre l’objectif politique et géopolitique de subjuguer l’Ukraine entièrement.

Qu’est-ce que l’Ukraine obtiendrait en échange de ces trois concessions, les territoires, l’Otan et la levée des sanctions?

Premièrement, L’Ukraine obtiendrait quelques bouts de territoire de l’oblast de Kharkiv actuellement occupés par la Russie

donc probablement ces petits bouts autour de Vovchansk, mais de là à forcer la Russie à se retirer des positions qu’elle tient autour de Koupiansk et de sa tête de pont sur la rivière Oskil… ça reste à voir.

Deuxièmement, le passage à travers le fleuve Dnipro serait assuré surtout au sud où il est de facto une ligne de front.

Troisièmement, la centrale nucléaire de Zaporijia serait transférée aux Etats-unis qui assureraient l’exploitation et la répartition de l’électricité entre l’Ukraine et la Russie.

Ca, on ne voit pas du tout comment ça pourrait marcher

mais ça fait partie de la garantie de sécurité que les Etats-Unis proposent à l’Ukraine

à travers l’exploitation de la centrale et le deal sur les minerais, les Etats-Unis se voient en Ukraine dans le long-terme et ça suffit pour représenter une garantie de sécurité

c’est hyper vague et en gros ça n’engage absolument à rien et ça serait aux Européens de faire le service après-vente avec leur force de maintien de la paix dont les contours ne sont pas encore bien définis.

Pour l’instant, on ne sait pas si ce plan va être accepté, les Ukrainiens ont déjà sous-entendu qu’ils ne pouvaient pas l’accepter même si Volodymyr Zelensky redoute le retrait des Etats-Unis du processus de négociations

il a dit que c’était un moment très dangereux pour l’Ukraine, et il a raison, tout est moins difficile quand on a la première puissance mondiale de son côté, ou au moins dans le jeu.

Les Européens, comme à leur habitude, ils sont dans l’expectative, une réunion aujourd’hui à Londres devait parler du processus de paix mais en fait ce ne sont que des consultations techniques

les Européens attendent que les décisions politiques soient prises ailleurs.

Mais ce qui paraît relativement clair, c’est que Donald Trump veut en finir et qu’il veut offrir des concessions à la Russie pour ensuite parler de l’Iran, de la Chine, de l’intelligence artificielle, de l’Arctique, de l’énergie, etc.

et pour lui, la Crimée est russe et il veut le reconnaître comme tel.

Il ne l’a pas fait pendant son premier mandat mais évidemment la situation a changé

et il n’est pas difficile d’imaginer que Donald Trump a été bercé par ces histoires de Crimée russe et que Steve Witkoff a été convaincu par Vladimir Poutine lors de leurs longues rencontres dans l’intimité

La Crimée, c’est avant tout une péninsule à l’histoire non pas russe mais très mélangée, avec des présences grecques, byzantines, génoises

ceux qui sont considérés comme le peuple indigène de Crimée ce sont les Tatars de Crimée, qui ont eu leur Etat vassal de l’empire ottoman pendant environ 350 ans

jusqu’à la conquête russe de 1783.

A partir de 1783, la Crimée est effectivement russe de jure, et elle le devient de plus en plus de facto parce que la composition démographique change et que l’Etat russe investit de plus en plus sur la péninsule, surtout dans la seconde moitié du 19e siècle

Les tsars y mettent leur résidences d’été, l’intelligentsia moscovite et péterbourgeoise vient y passer du bon temps

C’est à la fin du 19e siècle, donc il y a moins de 150 ans, que cette idée de la Crimée toujours russe est née.

Mais les Russes sont des nouveaux-venus dans cette affaire, beaucoup d’autres populations y compris les populations de l’actuelle Ukraine ont une relation bien plus ancienne avec la Crimée que les Russes.

C’est d’ailleurs ça qui va en partie justifier le transfert de la péninsule à l’Ukraine en 1954: le fait que la péninsule est connectée à l’Ukraine continentale pour le transport, l’approvisionnement en eau et en électricité.

Il y avait aussi des considérations administratives, politiques et démographiques

et il faut se rappeler que c’était à un moment où personne n’imaginait que l’URSS pouvait disparaître et que l’union entre l’Ukraine et la Russie pouvait être remise en cause.

Mais c’est arrivé et la Crimée est restée ukrainienne

ça a été confirmé par le référendum d’indépendance de 1991, par le mémorandum de Budapest de 1994 et par le traité d’amitié entre la Russie et l’Ukraine en 1997, un autre traité sur la délimitation des frontières en 2003

et Vladimir Poutine à l’époque considérait lui-même que la question n’avait pas lieu d’être

avant de lancer son opération d’annexion en 2014, je vous invite à aller voir ma vidéo ici

Donc cette histoire de la Crimée annexée, c’est d’abord et avant tout une histoire de la Russie qui se dédit, qui ne respecte pas ses propres engagements, et ça on le voit dans le cas de la Crimée comme dans d’autres.

Si les Etats-Unis première puissance mondiale avalisent ce volte-face russe, alors ils deviendront complices de cette annexion et de la négation du droit international

c’est tout à fait cohérent avec ce que Donald Trump a déjà dit et fait ces trois derniers mois: annexer le Canada, annexer le Groenland, mettre à plat le commerce international en faisant pression sur ses partenaires

donc ça serait un des épisodes de plus de l’agonie de cet ordre international auquel on était habitués.

mais il faut voir ce que ça veut dire, ça ouvre une boîte de Pandore: on pense à Taïwan évidemment, à Gaza et à la Cisjordanie

au nom de quel principe va-t-on pouvoir s’opposer à l’annexion d’une partie du Congo par le Rwanda, ou d’une partie de la Syrie par la Turquie?

Ou aussi, rappelez vous, le Vénézuela qui voulait annexer une partie de la Guyane voisine il y a quelques temps?

S’il n’y a plus de principes généraux et qu’il n’y a plus de consensus parmi les puissances du monde pour les faire appliquer, ça va encore aggraver l’instabilité du monde dans un contexte où tout le monde cherche à s’accaparer des ressources.

C’est ça qui se joue avec la reconnaissance de l’annexion de la Crimée, au-delà de la simple question ukraino-russe.

Et en plus ce qu’il faut voir c’est que si les Etats-Unis reconnaissent l’annexion, ça n’entraînera pas un mouvement global, les Européens, les Canadiens, les Japonais ne suivront pas, en tout cas pas dans un premier temps

ça créera des situations impossibles au niveau des sanctions, des échanges économiques, du tourisme,

et ça constituera tout autant d’opportunités pour des groupes mafieux, des contrebandiers, des trafics en tout genre.

Ce sera un échec pour l’Ukraine c’est sûr,

Pour les Etats-Unis et l’Europe qui y perdront en cohérence et en unité

et le grand vainqueur ça sera Vladimir Poutine

qui pourra capitaliser sur ses gains pour continuer dans son projet de subjuguer l’Ukraine toute entière, que ce soit par la force ou par d’autres moyens

puisque clairement, vu l’état de ce que l’on appelait l’Occident il y a encore peu, le temps joue en sa faveur.

et ce qui était inimaginable il y a 11 ans, reconnaître l’annexion de la Crimée, est tout à fait sur la table aujourd’hui.

Merci

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