Regard sur l’Est: En Hongrie, la Constitution de la “zone grise”
Article publié sur le site de Regard sur l’Est, le 15 mai 2011
Pour les uns, c'est la touche finale à la transition démocratique de la Hongrie qui lui offre un cadre cohérent pour le 21ème siècle. Pour les autres, c'est un « cheval de Troie de l'autoritarisme » (Guy Verhofstadt). La nouvelle Constitution hongroise a été adoptée le 18 avril 2011 par l'Assemblée nationale (Országgyűlés), sous l'empreinte du Fidesz, le parti de droite au pouvoir.
En toile de fond, c'est une des promesses de campagne qui est tenue: la Constitution en vigueur datait en effet d'août... 1949. Malgré de lourds amendements apportés en octobre 1989, lors de l'effondrement du régime communiste, la Hongrie est ainsi restée pendant plus de vingt ans le seul pays de l'ex-bloc communiste à n'avoir pas adopté de nouvelle Constitution. De l'avis général, il était donc temps d'y remédier. En revanche, la méthode employée, ainsi que le contenu et l'application pratique du texte qui entrera en vigueur le 1er janvier 2012, consacre une réforme en profondeur des structures politiques, économiques et sociales du pays, soulèvent une controverse majeure qui dépasse les frontières nationales.
Jamais sans son iPad
Si la mise en place d'une nouvelle loi fondamentale avait été annoncée dès juin 2010, peu après la victoire éclatante du Fidesz aux élections législatives du mois d’avril[1] sa rédaction et son adoption ont été expédiées avec une diligence remarquable. Les consultations semblent avoir commencé vers la fin 2010 et la première version a été présentée à la mi-mars 2011. Une efficacité sans doute due au nombre restreint de députés qui ont pris part aux discussions. De fait, seuls quelques dizaines d'heureux élus ont pu examiner le texte, tandis que le comité de rédaction était uniquement composé de trois membres du Fidesz. Les socialistes (59 sièges) et les Verts (16 sièges) ont tout simplement boycotté les débats afin de ne pas légitimer l'adoption d’une Constitution qu'ils jugent partisane. Parmi les partis « d'opposition », seul le Jobbik (extrême-droite, 47 sièges), y a pris part, afin d'exposer ses visions radicales et nationalistes[2].
Le Fidesz se flatte d'une telle efficacité et d'avoir évité l'écueil d'interminables sessions parlementaires. L'eurodéputé József Szájer, membre du comité de rédaction, a ainsi fièrement annoncé sur son blog que la majeure partie du préambule de la Constitution ainsi que quelques articles portant sur le budget national ont été rédigés sur son iPad dans un train allant de Strasbourg à Bruxelles. Dans une interview donnée à Euractiv début mars 2011, il y voit un symbole de flexibilité et de modernité, mais certainement pas une carence démocratique. Selon lui, c'est là une « Constitution du 21ème siècle » se préoccupant du futur du pays, de la responsabilité intergénérationnelle et du besoin pour l'Etat de communiquer avec ses citoyens, notamment à travers l'usage des nouvelles technologies. D'où l'iPad.
Quant à savoir si le texte est représentatif et de la diversité politique et des attentes de la société, J. Szájer ne peut que regretter le boycott des partis d'opposition mais affirme néanmoins, sans trop prendre de risques, que cette Constitution a suscité « la plus large discussion dans l'histoire de la Hongrie ». Un questionnaire divisé en 12 thèmes été adressé à chacun des quelque 8 millions d'électeurs, afin de recueillir leurs avis. Avec un taux de retour de 11 %, l'eurodéputé considère que l'opération est un succès et que le texte est légitimé par les citoyens. Ce qui dispense d'ailleurs de passer par un référendum, d'autant plus que ce dernier n'offre que deux choix de réponse, bien moins que le questionnaire sus-cité.
Quel 21ème siècle pour la Hongrie ?
D'après J. Szájer, la Constitution est faite pour « tous les citoyens du pays ». Mais selon une certaine ligne partisane. Le Fidesz du Premier ministre Victor Orbán, parti de droite très conservateur à forte tendance populiste, a pris un virage sécuritaire qui s’est traduit notamment par une série de nationalisations à effet rétroactif et par l’adoption d’une loi sur les médias très controversée[3]. Sans surprise, dans « sa » Constitution, il replace la chrétienté, la famille et l'unité de la nation au premier plan. Le préambule, intitulé Proclamation nationale de foi débute par : « Dieu bénisse les Hongrois ! » et souligne leur fierté d'être chrétiens, Européens et d'avoir « combattu pour la défense de l'Europe pendant plusieurs siècles ». Une manière de consacrer les longues guerres contre l'empire ottoman comme un « travail d'intérêt général ».
Le pays change de nom officiel, passant de République de Hongrie à Hongrie[4]. La nation honore la « Sainte Couronne » qui représente la continuité de l'Etat[5], et vise à l'unité. Budapest se déclare « responsable du destin des Hongrois vivant au-delà de ses frontières » (Art. D), ce qui prolonge la logique de la loi de mai 2010 ouvrant une procédure simplifiée d'acquisition de la double-citoyenneté pour quelque 2,5 millions de Hongrois ethniques de « l'étranger proche »[6]. La Constitution ne conditionne pas leurs droits de vote à une attestation de résidence en Hongrie, un des points les plus polémiques du projet. Les modalités de la citoyenneté hongroise doivent être précisées dans une nouvelle loi, d'ici la fin de l'année.
Drapeau de cérémonie, contenant l'écusson médiéval: à gauche se trouvent les bandes d'Árpád, chef tribal qui mena les Magyars jusqu'au bassin du Danube et à droite la croix de St István, premier roi chrétien ; la couronne d'István, symbole du royaume de Hongrie, surplombe le tout.
L'article K définit le mariage du 21ème siècle en Hongrie comme « l'union conjugale d'un homme et d'une femme » et instaure la famille comme « la base de la survie de la nation ». Un peu plus loin, l'article II entend protéger « la vie du fœtus (...) dès la conception ». Des déclarations qui, désormais gravées dans le marbre de la Constitution, pourraient faire jurisprudence dans une stigmatisation de l'homosexualité et des restrictions au droit à l'avortement. Une proposition, dans la première version du texte, offrait même aux parents la possibilité de voter pour leurs enfants mineurs. Jugée « inappropriée », elle a été abandonnée en débat à l'Assemblée. Concernant les criminels condamnés à perpétuité, l'article IV sous-entend que les peines ne peuvent plus être assouplies.
La Hongrie demeure une république parlementaire. La loi fondamentale conserve l'essentiel des équilibres entre les pouvoirs législatifs et exécutifs, ne modifie pas le rapport entre les systèmes juridiques internes et européens et intègre la Charte des droits fondamentaux de l'UE. Parmi les innovations qui ont été saluées, on peut citer les exigences en matière de respect de l'environnement (art. O), de discipline budgétaire (art. M) ou encore de maintien de la dette publique au-dessous de 50 % du PIB (art. 37). Concernant ces deux derniers points, le Fidesz considère que la Hongrie est dans une « situation économique extraordinaire » et a dénié à la Cour constitutionnelle son droit de regard dans les affaires de finances publiques et de taxation[7]. Jusqu'à ce que l'objectif de 50 % soit atteint, ce qui n'arrivera jamais « dans la vie de nos générations », selon László Sólyom , ancien président de la Cour et de la République. Un des principaux contre-pouvoirs à l'exécutif se trouve ainsi rogné de certaines de ses prérogatives pour une durée indéterminée.
Après le Fidesz, le déluge ?
C'est justement la mise en pratique de la Constitution sur le long terme qui pose le plus de problèmes. Pour les partis d'opposition, du Jobbik aux socialistes, le texte réinstaure un système de parti unique, ce qui risque de rendre le pays ingouvernable lors d'une prochaine alternance politique. Un nouveau Conseil fiscal, composé de trois membres, reçoit le pouvoir d’opposer son veto à la proposition de budget du gouvernement et de demander au Président de la République de dissoudre l'Assemblée en cas d'échec à adopter un budget d'ici au 31 mars. Des pouvoirs extravagants, qui n'ont été conférés au Conseil qu'après le renvoi, en décembre 2010, de ses précédents membres et leur remplacement par des proches du Fidesz, pour un mandat de 6 ans.
Dans la même perspective, la Cour constitutionnelle passe de 11 juges à 15, élus par l'Assemblée pour une durée de 12 ans au lieu de 9. Des lois stipulant la durée du mandat du président de la Cour des comptes (12 ans) et de celui du Procureur en chef (9 ans) sont inscrites dans la loi fondamentale. Ces personnalités nommées par le Fidesz resteront en poste pour une bonne part de la prochaine décennie, indépendamment de l'alternance politique. Les conseils municipaux seront désormais élus pour 5 ans au lieu de 4 et l'Etat supervisera leur politique d'emprunt. Tout semble indiquer que le Fidesz, même s'il perd les prochaines élections, gardera une influence cruciale sur des institutions-clés de l'Etat.
La nouvelle Constitution entérine également les orientations économiques du parti au pouvoir. Elle requiert dorénavant une majorité des 2/3 à l'Assemblée pour toute modification d'une loi portant sur les impôts, les retraites ou la Banque centrale. Ákos Tóth, du quotidien Népszabadság, incrimine V.Orbán pour sa propension à détruire plutôt qu'à construire. Selon lui, il a gravé dans le marbre constitutionnel le style de gouvernance du parti, sans tenir compte des difficultés que ses successeurs rencontreront à mener leurs propres politiques.
Bienvenue dans la «zone grise»
Les réactions se font amères et rageuses, même au-delà des frontières de la Hongrie. Miklós Haraszti, co-fondateur du Mouvement d'opposition démocratique hongrois en 1976, a noté que, « pour la première fois, il est possible que la Hongrie perde sa liberté en se débarrassant de la démocratie à l'aide d'instruments démocratiques ». Attila Mesterházy, leader des socialistes et candidat malheureux aux législatives de 2010, dénonce un « coup d'Etat constitutionnel » basé sur « une approche alarmante de la démocratie », à travers une Constitution dont les symboles et le contenu évoquent l'entre-deux guerres. L. Sólyom, auparavant soutenu par le Fidesz, a comparé la loi fondamentale au bâtiment du Théâtre national de Budapest, construit sous le précédent gouvernement de V. Orbán : « éclectique », « prétentieux » et « adopté en force par le pouvoir malgré des protestations unanimes ».
De fait, la principale critique de fond adressée au Fidesz porte sur la méthode « illégitime » qu'il a retenue. Le 18 avril, 262 députés ont voté pour la nouvelle Constitution, 44 députés du Jobbik ont voté contre et un élu indépendant s'est abstenu. Les 79 représentants restants se sont tout bonnement abstenus. Si la légalité du procédé est respectée, c'est bien sa légitimité qui est mise en doute. D'autant qu'un sondage publié par Median à la mi-avril révèle que 57% des Hongrois pensent que l'adoption du texte devrait être validée par un référendum, alors que seuls 29 % considèrent qu’une majorité des deux tiers à l'Assemblée est suffisante. Début mai, une autre enquête publiée par Népszabadság indique que le Fidesz est, pour la première fois, passé en dessous des 50 % d'opinions positives.
Dans cette situation perverse, les moyens d'actions sont ténus. Hormis des manifestations rassemblant quelques dizaines de personnes à Budapest, les regards se tournent vers l'Union européenne (UE), qui n'a de fait aucune marge de manœuvre ni aucune volonté d'intervenir. Le 29 mars, une analyse de la Constitution au Parlement européen s’est déroulée sans polémique majeure, notamment grâce à l'absence du groupe socialiste, alors en réunion de parti en Grèce. La Commission de Venise[8], elle, a globalement approuvé la méthode de rédaction de la loi fondamentale, malgré une inquiétude sur la rapidité du processus. Elle s'apprête à envoyer une deuxième mission d'observation à Budapest pour juger de la compatibilité du texte avec le droit européen. Le 18 avril, Werner Hoyer, vice-ministre allemand des Affaires étrangères, a exprimé ses « inquiétudes » par rapport aux initiatives du Fidesz, avant d'être rabroué par son homologue hongrois pour « ingérence » et propos « choquants ».
C'est pourtant la pression politique entre pairs qui reste l’un des derniers leviers de pression contre l'instauration du régime d'un seul parti en Hongrie. Si nécessaire, l'article 7 du traité de l'UE pourrait être appliqué pour suspendre les droits de vote d'un Etat-membre en cas de « violation sérieuse », telle que l'application d'une loi martiale, la suspension de l'habeas corpus ou l'abolition de la pluralité politique. La Hongrie n'en est pas encore là. Pour le moment, dans cette « zone grise » entre démocratie et autoritarisme où la nouvelle Constitution la place, il semble que seul un sursaut politique de la société hongroise puisse changer la donne.
Notes
[1] Le Fidesz occupe 226 sur 386 sièges à l'Assemblée. Il est allié au Parti populaire démocrate-chrétien (KNDP) qui compte 36 députés. A eux deux, ils représentent ainsi une «super majorité» des deux tiers, soit 68 % des mandats. Le KNDP est un allié de longue date du Fidesz et ne maintient son indépendance que pour des raisons électorales. Aussi il n'est mentionné dans cet article que le nom de Fidesz pour désigner la majorité au pouvoir.
[2] La philosophie des propositions du Jobbik se base sur la restauration de la Constitution du royaume de Hongrie, suspendue en 1944. Elle encadrait un régime autoritaire, discriminatoire et faisait de l'unité de la nation hongroise un devoir «sacré».
[3] Sur cette question, voir Vincent Henry, « Hongrie : une présidence à contre-courant » (Regard sur l'Est) et Veronika Zagyi, « Loi sur les médias et débat médiatique à la hongroise » (Regard sur l'Est).
[4] Le nom hongrois du pays, Magyarország, signifie littéralement « pays des Hongrois ». Hormis la disparition symbolique du terme de République, le glissement sémantique permet de consacrer la Hongrie comme terre de tous les Hongrois. Sur cette question, voir Sébastien Gobert, « Hongrie : le malaise des noms »(Regard sur l'Est).
[5] La « Sainte Couronne » est celle de Saint István, premier roi chrétien de Hongrie. Elle fait partie des attributs traditionnels du royaume de Hongrie.
[6] A la fin avril, environ 70 000 candidatures avaient été déposées.
[7] Cette mesure est la suite logique de plusieurs amendements constitutionnels passés par le Fidesz depuis juin 2010, afin de contrecarrer la Cour qui avait contesté la plupart des nationalisations de banques et de fonds de pension, à effet rétroactif.
[8] La Commission de Venise, créée en 1990, est un comité consultatif du Conseil de l'Europe, chargé de l'assistance aux questions constitutionnelles.
Sources :
Euractiv.com
EuObserver.com
Politics.hu
Texte de la nouvelle Constitution hongroise, adoptée le 18 avril 2011.