Regard sur l’Est: En Ukraine, redéfinir le collectif dès la petite enfance
Reportage publié sur le site de Regard sur l’Est, le 15 juin 2013.
Comment réinventer un environnement collectif dans un pays traumatisé par les extrêmes de la collectivité soviétique ? En Ukraine, cela passe, entres autres, par un rapport différent à la petite enfance et à son rapport au groupe.
Dans l’Ukraine soviétique, le système d'éducation préscolaire était largement développé. Il importait d'habituer les enfants, dès leur plus jeune âge, à la réalité de la collectivité. Un système qui n'a pas survécu à la déliquescence de l'idéologie communiste et à un recentrage progressif des Ukrainiens sur la sphère privée, notamment la cellule familiale. Passés les troubles de la transition, l'Ukraine semble néanmoins se réinventer un sens du « vivre-ensemble ».
La fin de la collectivité
En 1990, plus de 2,2 millions de places étaient disponibles dans le réseau de crèches disséminées à travers toute la République socialiste soviétique d'Ukraine. Le taux de remplissage de ces établissements était alors de 107 %[1]. Dans le but d'habituer les jeunes aux structures de collectivité et à la verticale d'autorité qui l'accompagnait, d'inculquer des éléments de l'idéologie communiste dès le plus jeune âge ou encore de favoriser l'intégration des mères dans le monde du travail, l'éducation préscolaire était en effet très prisée par les autorités. Celles-ci ne se contentaient pas de financer des bâtiments mais portaient une attention particulière à la formation de personnels compétents, qui suivaient un cursus dans des écoles pédagogiques, techniques et différentes institutions.
La fin du régime soviétique et les difficultés économiques des années 1990 ont sérieusement nui à ce dense réseau de crèches qui avaient été, jusque-là, principalement financées par des budgets locaux. De nombreuses coopératives agricoles (kolkhozes) ou usines, qui étaient auparavant en charge de la gestion de la crèche locale, ont fait faillite laissant parents au chômage et familles démunies quant à la garde de leurs enfants. Parmi les infrastructures qui ont résisté à ces bouleversements, bon nombre, notamment en milieu rural, ont cessé d’être entretenues. Dès lors, on a vu se multiplier les problèmes de sécurité et d'hygiène dans les locaux.
Du fait de la montée dramatique du chômage et de la précarité économique qui l'a accompagnée[2], de nombreux parents n’ont eu d’autre choix que de garder leurs enfants au domicile familial. Le déclin démographique brutal qui a touché l'Ukraine à partir de son indépendance a aussi eu un impact significatif sur la fréquentation des crèches: ainsi, alors que la population ukrainienne totalisait plus de 51,9 millions de personnes en 1991, elle n’était plus que de 49,9 millions en 1999 et 45,9 millions en 2010. Le taux de fécondité, lui, est lui passé de 1,77 enfant par femme en 1991 à 1,44 en 2010.
Toutes ces évolutions ont eu un impact évident sur le réseau des structures d’accueil de la petite enfance : en 1998, un peu plus de 1,6 million de places étaient offertes en maternelle, pour un taux d'inscription de 38 % seulement.
Des causes psychologiques
Cette désaffection constatée, qui a porté donc tant sur la baisse de l’offre que sur celle de la demande, n’est pas exclusivement liée aux difficultés matérielles –et notamment financières– de l’État et des familles. Elle semble bien, en effet, s’expliquer également par le désenchantement des Ukrainiens à l’égard des structures de groupe. Cette tendance se ressent à divers niveaux de la société et se traduit notamment par un manque de volonté de la part des parents pour inscrire leurs enfants en crèche.
En effet, depuis quelques années, la cellule familiale s'est imposée comme un centre de gravité pour de nombreux foyers. Ce glissement se reflète, plus largement, dans la recomposition de la vie de groupe à laquelle on assiste, qui est passée de la notion de « collectivité » indistincte et subie à une idée de « collectif », choisi et assumé.
Si les anciennes structures de crèches publiques se sont réduites de manière significative, on a assisté à une hausse de l'offre de crèches privées et spécialisées dans l'éveil artistique, sportif, technique ou autre… Le réseau de crèches « Sadiki-DNZ »[3] offre ainsi, par exemple, des cursus « écologiques », comprenant voyages à la campagne et sensibilisation à l'environnement.
Alliée à un apaisement relatif de la situation socio-économique, cette évolution a engendré un regain de fréquentation des crèches. En 2010, 56 % des enfants ukrainiens de moins de 6 ans étaient inscrits en crèche, soit 1,2 million au total[4].
Redéfinir un collectif
« Petite, je me rappelle que je n'étais pas importante en tant qu'enfant, en tant qu'individu. On s'est très bien occupé de moi, que ce soit dans ma famille ou à la crèche. Mais on attendait juste des « petits » qu'ils se comportent de manière correcte, qu'ils grandissent vite et sans faire de vagues. J'ai l'impression que les enfants évoluaient plus en ségrégation par rapport aux adultes ». Iryna Soloveï, jeune Ukrainienne d'une trentaine d'années. Elle est elle-même mère d'un petit garçon âgé de près de 2 ans. « Je m'aperçois que mon fils reçoit bien plus d'attention aujourd'hui. Dans la rue, dans les magasins ou autre, on lui accorde quasi-automatiquement une place centrale, on cherche à interagir avec lui. »
Si l’enfant soviétique était jugé central et, à ce titre, était très choyé, I. Soloveï perçoit un changement d'approche aujourd’hui dans l'éducation de l'enfant. Celui-ci n'est plus incité à se fondre dans la masse d'un groupe, mais à faire valoir son individualité au sein de ce groupe. Une idée qu'I. Soloveï met en œuvre en développant la première plateforme de crowdfunding en Ukraine, « Big Idea »[5]. « Ce n'est ni de la charité, ni de l'assistanat. Nous soutenons des projets d'individus qui sont autonomes, mais aussi qui révèlent une pensée de groupe. Il y a de nombreux défis, mais je crois que la plateforme a de l’avenir, au vu de la nouvelle approche éducative des jeunes générations. »
On peut citer par ailleurs l’exemple de la galerie d'art Mystetyski Arsenal, à Kiev, qui offre depuis peu un espace en libre-accès aux enfants de visiteurs. Les petits disposent de peintures et autres matériaux artistiques qu'ils peuvent utiliser dans trois ateliers différents: art, science et innovation. L'idée est de favoriser leur libre-expression et leur sens de l'initiative, tout en les habituant à une vie de groupe. Un concept inédit en Ukraine, qui cherche à appliquer la théorie de « l'imagination créative » développée par la psychologue russe Olga Dyatchenko. Cette pionnière a été la première, dans l'espace post-soviétique, à développer des méthodes de diagnostic des capacités cognitives et créatives dès l'âge préscolaire[6].
Dans un pays où l'absence d'une société civile réactive se fait cruellement sentir, un tel changement d'approche n'en est pour l'heure qu'à l'état d'expérimentation. Il pourrait néanmoins redéfinir les frontières et modes de fonctionnement du collectif.
La galerie d’art Mystetyski Arsenal à Kiev (mai 2012)
Notes :
[1] Institut national des statistiques d'Ukraine.
[2] Durant la période de régime soviétique, le plein emploi était officiellement assuré. En 1995, le taux de chômage s'élevait à 14,8 % de la population active. En 2012, il était de 8,2 % (Source : Haver Statistics). Il faut ajouter à ces données statistiques officielles la part de l'économie parallèle, que l'on estime à plus d'un tiers de l'économie du pays.
[3] « Les petits jardins-DNZ », DNZ étant le sigle pour « Dochkilni navtchalni zakladi »(Дошкільні навчальні заклади), jardin d'enfant, crèche, en ukrainien.
[4] La réduction en termes absolus entre 1998 et 2010 s'explique par un plus faible nombre des naissances.
[5] Le crowdfunding est un mode de financement participatif. Généralement organisé sur des plateformes sur Internet, il vise à collecter un soutien financier pour permettre l'aboutissement de projets concrets.
[6] Olga Dyatchenko (1948-1998) a été l'une des actrices des programmes de pré-scolarité « Razvitie » (« Развитие », Développement) et « Odarennyï rebionok » (« Одаренный ребëнок », Enfant surdoué) en Russie.