RFI: La Première chaîne publique ukrainienne censurée?
Intervention dans la séquence Bonjour l’Europe, sur RFI, le 05/02/2019
Inquiétudes sur la liberté de la presse en Ukraine, à moins de deux mois d’une élection présidentielle très disputée. Le chef de la première chaîne de télévision publique “SOUSPILNÉ” a été limogé la semaine dernière sans prévenir, pour des raisons qui sont encore tenues secrètes. Il avait réformé la chaîne possédée par l’Etat pour la rendre indépendante du pouvoir politique. Beaucoup voient donc son renvoi comme un acte de censure. A Kiev pour en parler, Sébastien Gobert
Sébastien, a-t-il vraiment été limogé pour raison politique?
Tout porte à le croire… Compte tenu du contexte de la campagne électorale, et des conflits qui ont opposé ce directeur, Zourab Alasania, à des anciens politiciens. Il a été renvoyé au mépris des procédures établies, par une décision prise à huis clos. On sait que 3 membres du conseil d’administration ont voté contre, 9 pour. Or, 4 de ces membres ont affirmé avoir voté contre dans des commentaires à la presse. “Quand les personnes concernées ne peuvent même pas admettre publiquement qu’ils ont voté pour ou contre, c’est que quelque chose ne va vraiment pas”, estime Yevhen Hlybovytskiy, membre du conseil de supervision. Les seuls éléments qui ont filtré quant à la décision, c’est qu’on reprocherait à Zourab Alasania de ne pas suffisamment avoir couvert des évènements politiques où est apparu le Président, Petro Porochenko. La présidence dément avoir influencé la décision, et se contente de réaffirmer “son soutien à la chaîne publique”.
L’onde de choc est assez importante, car la chaîne Souspilné est considérée comme l’une des grandes réformes qui a suivi la révolution de Maïdan de 2014. La télévision publique était auparavant la voix officielle du gouvernement. Un effort commun de la société civile et des donateurs internationaux étaient parvenus à la découpler du politique. L’idée étant de développer du contenu de qualité, objectif et équilibré, qui fasse de la chaîne publique un nouveau France 24, ou un nouveau BBC. Souspilné héberge ainsi des programmes d’investigation très poussés, qui exposent avec force détail la corruption de la classe politique. Mais c’est peut-être aussi au titre de ces réformes de fond que Zourab Alasania aurait été limogé: certains lui reprochent des mauvaises décisions, même des erreurs financières. On ne sait pas encore pourquoi exactement il a été renvoyé. Mais l’affaire est prise très au sérieux en Ukraine.
Oui, elle a même poussé un groupe de journalistes indépendants à créer un groupe de lutte contre la censure d’Etat. Sur quoi cela peut-il déboucher?
Oui, vous évoquez “l’Initiative 34”, en référence à l’article 34 de la Constitution de l’Ukraine, qui garantit la liberté d’expression. Pour l’instant, cela reste un groupe informel, basé sur le modèle de “Stop Cenzoura – Stop à la Censure”, un groupe qui luttait contre les pressions politiques du régime de Viktor Ianoukovitch. Ses inquiétudes sont relayées par de nombreux représentants de la société civile, même par le ministre des affaires étrangères. Il faut noter que l’affaire intervient dans un climat délétère, 5 ans après la révolution.
Les attaques, y compris les attaques physiques, se multiplient contre les tenants de la liberté d’expression en général, c’est-à-dire les journalistes, les groupes anti-corruption et les défenseurs des droits de l’homme. On déplore déjà plusieurs meurtres, encore impunis à ce jour. Zourab Alasania, d’origine géorgienne, est une personnalité forte qui a été le champion de la réforme et de l’idée de l’indépendance des médias ces dernières années. Le fait qu’il soit limogé deux mois avant l’élection envoie un très mauvais signal.
On dit de cette campagne qu’elle est la plus manipulée, et la plus chère de l’histoire de l’Ukraine depuis son indépendance en 1991. Cela peut expliquer ces pressions contre les journalistes. Voit-on d’autres risques sur le terrain?
Oui, il faut dire que l’enjeu de l’élection est considérable. Petro Porochenko veut être réélu, mais il est en troisième, quatrième position dans les sondages. Sa rivale l’ancienne première ministre Ioulia Timochenko est mieux placée que lui, et c’est sans compter sur un outsider, l’acteur Volodymyr Zelenskiy. Il vient de se lancer en politique, il est affilié à un oligarque très puissant, et les dernières enquêtes d’opinion le donnent gagnant.
Le dépôt des candidatures est clôs, et on compte au moins 30 prétendants enregistrés. Dans un pays en guerre, qui souffre encore d’une grave crise économique et financière, qui reste sous perfusion du FMI, le contexte est très tendu. La police nationale a rapporté plus de 100 incidents liés à la campagne, les candidats s’accusent déjà de fraudes en tout genre. Et dans ce contexte, le contrôle des médias est un atout évidemment essentiel. Plusieurs chaînes, comme 112 ou Espresso TV en ont déjà fait les frais. Il est fort possible que Souspilné soit la nouvelle victime de la campagne électorale.