RFI: Les civils du Donbass en manque d’aide… psychologique
Reportage diffusé dans l’émission “Accents d’Europe”, sur RFI, le 08/12/2017
En 2014, environ 7 millions de personnes vivaient dans le Donbass, cette région industrielle de l’est de l’Ukraine. Après presque 4 ans de guerre, au moins 4 millions y sont restés. Ils doivent vivre dans des conditions difficiles. Le long de la ligne de front, les combats continuent, et de nombreuses localités se trouvent isolées. Dans ce contexte, l’aide humanitaire est distribuée en larges quantités, mais le soutien psychologique est à la traîne. A Avdiivka, Sébastien Gobert
Sur les murs de la crèche, il y a encore des peintures et des dessins qui égaient les salles et les couloirs. Mais ici, il n’y a plus d’enfants depuis des mois. Ce matin, c’est pour une consultation avec un psychologue que Serhiy est venu à la crèche n°9 d’Avdiivka.
Serhiy: Ce que j’attends de cette consultation… Du soutien moral, on peut dire.
Serhiy est dans sa quarantaine. Il a passé toute sa vie à Avdiivka. La population ici est passée de plus de 25000 personnes en 2014 à moins de 16000 maintenant.
Serhiy: Les consultations m’aident pour parler de certaines choses. Ma mère est morte. Mon père est mort. J’ai des proches à Donetsk. C’est à 25 kilomètres, mais de l’autre côté de la ligne de front, alors on ne se parle plus qu’au téléphone… Je n’ai pratiquement personne avec qui échanger.
Le psychologue Artem Tarasiov vient à Avdiivka toutes les deux semaines, dans le cadre d’un projet d’assistance de Médecins Sans Frontières. Il a affaire à des populations traumatisées.
Artem Tarasiov: La plupart du temps, les gens qui viennent me voir souffrent d’anxiété, de dépressions, de troubles psychosomatiques, et des traumatismes psychologiques.
Avdiivka est l’un des points chauds de la ligne de front. Ici, de sérieux bombardements début février 2017 avaient causé la mort d’au moins 14 civils, et des coupures d’électricité et de chauffage. Chaque nuit, l’écho de l’artillerie résonne au sud de la ville.
Artem Tarasiov: Les habitants ont vécu de terribles expériences et les conditions restent difficiles. Ils sont très près de la ligne de front, et d’un conflit armé. Toutes ces épreuves ont épuisé les défenses psychologiques des habitants. Ils ont passé de nombreuses nuits sans sommeil. Beaucoup d’entre eux n’ont plus de travail. Les bombardements font souvent beaucoup de bruit. La manière dont ils vivent maintenant, ce n’est pas normal pour eux. Certains ont perdu des proches. Ils ont vu la mort de près. Certains réagissent mieux que d’autres, bien sûr. Mais il est très important de les soutenir.
Myriam Berry est la coordinatrice de la mission de Médecins Sans Frontières. Depuis 2015, 4 cliniques mobiles comptent chacune 1 médecin, un ou deux infirmiers, et un psychologue, sur un territoire de plusieurs centaines de kilomètres de long. Myriam Berry est plus inquiète de la situation dans les petits villages alentours.
Myriam Berry: Ici, à Avdiivka, c’est un peu différent. C’est une grande ville, il y a plusieurs acteurs. Il y a aussi des acteurs locaux. En même temps, la réalité, c’est que les professionnels de la psychologie ici en Ukraine ne sont formés que pour travailler dans les écoles. Il n’y a pas du tout de professionnels formés qui interviennent auprès des adultes, ou qui ont une expérience vis-à-vis du conflit. Donc on amène cette expérience-là. Et en plus, on se déplace là où il y a besoin, là où il n’y a absolument personne.
A Avdiivka, Serhiy est resté en ville pendant les heures les plus dures de la guerre. Le souvenir des difficultés éprouvées le hante encore.
Serhiy: Beaucoup de magasins ont fermé. Le marché est resté ouvert, mais pendant un certain temps il n’y avait même pas de pain. On a été privés d’électricité pendant un temps. De chauffage aussi… C’était beaucoup d’inquiétude, beaucoup de stress. Là, maintenant, ça va mieux…
En écoutant Serhiy parler, on sent un manque de confiance en soi, et une certaine résignation vis-à-vis de la situation. Pour Artem Tarasiov, c’est là un des problèmes principaux des populations locales.
Artem: Ils ont perdu le goût des loisirs qui les intéressaient auparavant. Certaines occupations ne sont plus possibles, par exemple le jardinage, à cause des bombardements. Mais beaucoup de patients n’ont tout simplement pas la force de revenir à leurs loisirs, de retrouver une vie normale. Ils ont du mal à se concentrer sur quelque chose de concret, à trouver un sens à ce qu’ils font. Beaucoup sont convaincus que cette situation ne se terminera jamais. Ils ont du mal à avoir des perspectives d’avenir.
Ce matin dans la crèche désaffectée, il n’y a pourtant pas foule. Alors que l’Ukraine achève la quatrième année de guerre, le soutien psychologique n’a clairement pas été une priorité des pouvoirs publics. Myriam Berry.
Myriam Berry: Je ne dirais pas que le soutien psychologique n’est pas à la hauteur. Je dirais que ce n’est pas dans la culture locale du tout. Ça nous a pris assez de temps sur nos cliniques mobiles de faire en sorte que les personnes aient confiance, puissent venir, et que ce ne soit pas une faiblesse, d’avoir de l’anxiété, de ne pas pouvoir dormir, d’avoir peur à chaque fois qu’il y a un bruit fort autour… que c’est vraiment quelque chose qui peut se travailler et que c’est normal. Dans nos salles d’attente des cliniques mobiles, nos psychologues font aussi un travail de sensibilisation. En commençant à discuter, et petit à petit les personnes, enfin certaines personnes, acceptent, et veulent travailler un peu plus fort et elles pensent qu’elles vont en tirer un avantage et viennent voir les psychologues.
La démarche est d’autant plus important que la santé psychologique a un impact direct sur l’état physique des populations locales.
Myriam Berry: Sur les cliniques mobiles dans lesquelles on intervient, nos psychologues travaillent main dans la main avec des médecins et avec des infirmiers. On voit une incidence directe du conflit sur la santé de nos patients. Par exemple, un patient qui a une pression sanguine très élevée mais que l’on a pu stabiliser… on peut voir le lendemain d’un “shelling” par exemple que sa pression est haute.
Pour ceux qui ont choisi de rester, ou ceux qui n’ont pas la possibilité de partir, le soutien psychologique peut les aider à s’habituer à cette situation, et à trouver des moyens de continuer à vivre. Mais l’aide psychologique ne résout néanmoins pas les questions essentielles, sur l’avenir économique de la région, ou encore sur une éventuelle perspective de paix. 4 ans après, les civils restent les principales victimes de ce conflit qui s’éternise.