RTBF: Zelensky concentre tous les pouvoirs, “mais ça n'empêche pas le débat politique”

Commentaires donnés à la RTBF pour un article publié le 29 mars 2024.

Ce 31 mars, Volodymyr Zelensky aurait dû se jeter dans la bataille de l’élection présidentielle en Ukraine. Elle n’aura pas lieu. Le président ukrainien est évidemment occupé par un combat d’une autre ampleur, la guerre en Russie. Si le débat sur le report des scrutins présidentiel et législatif (prévu, à l'origine, en octobre 2023) a alimenté les conversations à l’international, en Ukraine, la question n’a pas déchaîné les passions.

Un sondage d’octobre 2023 montre que 81 pourcents des Ukrainiens pensent que les élections devraient se tenir après la guerre. Une centaine d’organisations de la société civile a publié une déclaration pour s’opposer à la tenue d’élections en temps de guerre. Et tous les partis représentés au parlement ukrainien ont marqué leur accord pour un report des élections.

La conscience de l’impossibilité d’organiser un vote dans les circonstances actuelles est sans doute plus aiguë là-bas qu’ailleurs. La loi martiale en vigueur ne permet pas la tenue d’élections. Pratiquement, des millions d’Ukrainiens sont réfugiés à l’étranger ou déplacés en interne. La sécurité des votants ne pourrait pas être assurée. 

Zelensky reste populaire

Zelensky rempile donc, on ne sait pour combien de temps. S’il s’était présenté ce dimanche, aurait-il gagné ? Il est probable que oui. "Les circonstances n’ont pas permis l’émergence d’un concurrent solide, et Zelensky conserve une popularité importante. Les Ukrainiens lui sont vraiment reconnaissants d’avoir incarné le pays depuis le 24 février 2022", affirme Sébastien Gobert, ancien journaliste expert de l’Ukraine, auteur de L’Ukraine, la République et les oligarques (Ed. Tallandier, 2024). Selon un sondage réalisé par l’Institut international de sociologie de Kiev (KIIS) en décembre 2023, sa popularité est en baisse mais elle se maintient. 62 pourcents des Ukrainiens lui font confiance, contre 82 pourcents un an plus tôt.

"Il y a une allégeance à l’État et donc au chef de l’État", complète Alexandra Goujon, maître de conférences à l’université de Bourgogne, spécialiste de l’Ukraine. "Par contre, Zelensky, en tant qu’homme politique, n’a jamais cessé d’être critiqué. Mais ce n’est pas la priorité pour les Ukrainiens. Les règlements de comptes politiques viendront plus tard."

Il y a une allégeance au chef de l'Etat mais Zelensky, en tant qu'homme politique, n'a jamais cessé d'être critiqué

Les limogeages opérés par Volodymyr Zelensky, comme celui du populaire chef des forces armées, Valery Zaloujny, ne sont pas le signe d'une contestation qui monte en interne, explique par ailleurs Sébastien Gobert. "Il y a beaucoup de spéculation là-dessus, mais c'est quelque chose qu'il a toujours fait. C'est plus révélateur de son style personnel que d'une éventuelle défiance à son égard."

Le parlement mal vu

La confiance dans le parlement (la Verkhovna Rada) a par contre chuté. 61 pourcents de la population ne lui font pas confiance, contre 34 pourcents en décembre 2022. "C’est une structure assez mal vue par les Ukrainiens", commente la politologue, auteure de L’Ukraine : de l’indépendance à la guerre (Éd. Le Cavalier Bleu, 2023). "Elle a profité du ralliement sous le drapeau en 2022 mais sa cote chute beaucoup plus que celle de Zelensky. Donc, sans élections, la question de sa légitimité politique se pose."

La question de la légitimité politique du parlement se pose

Pour Sébastien Gobert, le parti du président (Serviteur du peuple, du nom de la série télévisée dans laquelle il a joué) aurait plus de mal à remporter au parlement la majorité constitutionnelle qu’il avait obtenue en 2019. Elle s’est d’ailleurs déjà effritée. "Dans la première partie de son mandat, avant la guerre, avant qu’il ne devienne le visage d’une nation, il a perdu plusieurs députés. Il n’avait alors aucune expérience politique. Il ne savait pas lui-même dans quelle direction aller. Son groupe parlementaire était phagocyté par des oligarques. Des députés ont fait sécession. Certains ont fui le pays après l’invasion, d’autres ont été arrêtés pour des scandales de corruption." Cela dit, le président garde une majorité simple, qui lui permet de faire passer l’essentiel de ses textes sans beaucoup de débats, "sachant qu’on est dans une configuration d’union sacrée."

La politique ukrainienne est "bien vivante"

Omniprésent, le président Zelensky est régulièrement accusé de concentrer tous les pouvoirs. La loi martiale, renouvelée tous les 90 jours, accorde au président et à son équipe des prérogatives dont aucun de ses prédécesseurs n’a joui. "La centralisation des pouvoirs, elle est réelle, mais, pour l’instant, la dérive autoritaire de Zelensky n’est qu’une hypothèse puisque l’exécutif s’est servi des prérogatives de la loi martiale pour continuer à faire tourner la machine d’Etat dans des circonstances exceptionnelles", estime Sébastien Gobert. 

De l’avis des experts, ni la concentration des pouvoirs, ni l’absence d’élections n’empêchent le débat politique dans le pays. "La politique en Ukraine est bien vivante", affirme Andrew Wilson, professeur d’études ukrainiennes à l’University College London. Après le premier choc de l’invasion, la vie parlementaire a fini par reprendre. Si "union sacrée" il y a, les critiques peuvent bel et bien s’exprimer.

"On le voit avec la loi sur la mobilisation, fait remarquer Alexandra Goujon. C’est un projet qui vient du gouvernement. Il est déposé en décembre, et, en janvier, le Parlement le renvoie, en disant qu’il y a des éléments qui contredisent la Constitution. Donc, le Parlement joue bel et bien son rôle."

Les maires ont voix aux chapitre

Les médias jouent aussi le leur. Même si, depuis le début de la guerre, les cinq chaînes de télévision gratuites du pays, dont la chaîne publique, diffuse les mêmes informations, au même moment, sous contrôle, les médias en ligne sont très dynamiques et les journalistes d’investigation continuent à faire leur travail. Ils ont notamment fait tomber l’ancien ministre de la Défense, Oleksii Rezniko, pour des scandales de corruption au sein de son ministère. "L’Ukraine reste, même en temps de guerre, un pays attaché à la révolution de la Dignité (ou révolution du Maïdan, en 2014, ndlr), à ses valeurs et à toutes les structures qui ont été créées après 2014 de défense des droits de l’homme, défense de la liberté d’expression, et de lutte contre la corruption", rappelle Alexandra Goujon.

Les régions fonctionnent aussi comme des contre-pouvoirs, complète Sébastien Gobert. "La décentralisation, c’était une des grandes réformes post-Maïdan. On voit par exemple que les maires, y compris ceux qui sont dans l’opposition au niveau national, ont réellement voix au chapitre. D’autant plus dans un contexte de défense territoriale."

Une oligarchie affaiblie, mais pas morte

Par ailleurs, la guerre a accéléré l’affaiblissement des oligarques, pourtant si puissants en Ukraine. "Les principaux oligarques ont perdu près de la moitié de leur fortune, écrit Andrew Wilson, spécialiste de l’Ukraine à l’University College London. L’homme le plus riche d’Ukraine, Renat Akhmetov, a vu sa fortune passer de 13,7 milliards de dollars à 4,4 milliards de dollars, ses usines sidérurgiques Azovstal et Ilich à Marioupol ayant été presque entièrement détruites." Les oligarques ont aussi perdu leur principal outil d’influence politique : la télévision.

"Ils ont en effet perdu beaucoup de plumes, mais les règles du jeu n’ont pas changé", tempère Sébastien Gobert, qui a étudié cette caste de près. Ce que les oligarques ont fait pendant 30 ans en Ukraine, ils pourraient tout à fait le refaire demain si l’Ukraine remporte la guerre."

Ils ont perdu beaucoup de plumes, mais les règles du jeu n’ont pas changé

Sous l’impulsion, notamment, de la société civile ukrainienne et de l’Union européenne (qui a imposé au pays sept critères pour ouvrir des négociations d’adhésion), le pays a entamé une série de réformes visant à amener plus de transparence et à lutter contre la corruption. Le pays a avancé sur cette voie, alors même qu’il est en guerre. "Mais les différentes réformes de la justice qui se sont succédé ne sont pas suffisantes. Elles n'ont pas garanti l’indépendance de la justice, des magistrats. Le nombre de condamnation pour corruption de haut vol reste limité. On n’y est pas encore."

Le rôle des militaires

Une nouvelle oligarchie pourrait donc se développer. "Les organes les plus puissants de l’Ukraine sont désormais l’administration présidentielle et les services de sécurité (SBU), observe Andrew Wilson. Aucun des deux n’a été réformé. […] Des éléments d’une nouvelle oligarchie pourraient émerger de l’administration présidentielle." Sébastien Gobert fait la même hypothèse. "C’est quelque chose que l’on observe avec Andreï Yermak, le chef du cabinet de Zelensky. Il y a beaucoup de marchés publics qui ne sont plus transparents et qui sont alloués à des entreprises qui sont proches de lui."

Les militaires pourraient aussi être amenés à jouer un rôle dans l’Ukraine d’après-guerre. "La question qui se pose, c’est quel sera le poids des militaires dans le système politique, analyse la politologue Alexandra Goujon. Parce qu’aujourd’hui, l’armée est l’institution la plus populaire du pays." 96 pourcents de la population lui font confiance. Ces militaires, de par l’emprise qu’ils ont sur la vie publique et la vie économique ukrainiennes, pourraient aussi être les oligarques de demain, si des garde-fous suffisants ne sont pas mis en place, fait remarquer Sébastien Gobert.

Une démocratie en guerre

Les réformateurs au pouvoir et la société civile, aidés par les Occidentaux, pourront-ils mener à bien des réformes qui permettent de changer réellement le système, de "bouleverser les règles de la république oligarchique" ?

Cela ne dépendra pas que des Ukrainiens. "Un éventuel retour de Donald Trump au pouvoir fait déjà frémir les réformateurs, car sans l’impulsion de Washington, il y a beaucoup de difficultés à faire passer des réformes structurelles", avertit Sébastien Gobert. De même, les élections européennes pourraient aussi changer la donne.

En attendant, la démocratie ukrainienne fonctionne, mais, précise Alexandra Goujon, c’est une démocratie en guerre. "C’est un pays qui a une tradition protestataire, mais c’est un pays qui n’oublie pas que l’Etat est menacé par le voisin." Et qui fait bloc face à cette menace. "Si jamais la Russie gagne cette guerre, conclut Sébastien Gobert, toutes les questions qu’on a abordées n’ont absolument plus lieu d’être. Ça, tous les acteurs le comprennent, qu’ils soient d’un bord ou d’un autre."

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