RFI: La Crimée, une région à part

Article co-rédigé avec Thibault Marchand, publié sur le site de RFI, le 28/02/2014IMG_1812 IMG_1813 IMG_1823Profondément liée à l’imaginaire russe, la Crimée, péninsule du sud de l’Ukraine, n’y a été rattachée qu’en 1954. Mais malgré ce « cadeau » de Nikita Khrouchtchev, que ne manquent pas de rappeler les manifestants pro-russes défilant depuis le début de la semaine à Sébastopol ou Simferopol, la Russie y a gardé des intérêts militaires et territoriaux puissants.
A l'issue de la guerre russo-turque de 1768-1774, la Crimée devient le joyau de la couronne de la politique tsariste d'accès aux mers chaudes. Commence alors une russification intense de la péninsule, présentée comme vitale pour les intérêts économiques et militaires de la Russie. Catherine II entreprend de fonder de toutes pièces le port de Sébastopol en 1783, avant-poste de l'avancée russe face à l'Empire ottoman. Plus au nord, la ville d'Odessa se construit sur la même logique à partir de 1794.Dès ses débuts, la russification de la péninsule se fait aux dépens de l'héritage du Khanat tatar, qui avait dominé la région pendant des siècles. Les Tatars, héritiers des invasions mongoles, s'étaient liés à l'Empire ottoman de manière progressive. Ils avaient développé une civilisation originale, rattachée à l'islam, dont on peut encore voir les traces aujourd'hui, notamment dans la région montagneuse de Bakhchysarai.Sébastopol, symbole de la puissance soviétiqueL'aménagement de la péninsule selon les stratèges russes passe par Sébastopol. Ils voient dans cette localité aux huit baies en eaux profondes une base navale idéale pour s’ouvrir la route de la mer Noire. « Sébastopol est devenue rapidement une forteresse incarnant un projet de domination et de modernité impériale, qui s’est poursuivi jusqu’en 1991 », explique Kevin Limonier, chercheur à l’Institut français de géopolitique. Une vision qui a perduré sous l'URSS.Pendant des décennies, l'agglomération était une de ces « villes fermées », dont l'accès était interdit aux étrangers. A son apogée, elle abritait les 400 navires de la flotte russe de la mer Noire. « Pendant toute la Guerre froide, Sébastopol a symbolisé la puissance soviétique au sud de l'URSS », continue Kevin Limonier. Un « micro-climat socioculturel » qui ne s’altère pas à la chute de l'Union. La place de la péninsule dans l'imaginaire collectif russe, renforcé par la mémoire de la guerre de Crimée (1853-1856) et la résistance héroïque de Sébastopol pendant la Seconde Guerre mondiale, est cultivée par des acteurs politiques, économiques et culturels.Dès janvier 1991, les Criméens se prononcent en faveur d’un rattachement à la Russie en cas de sécession de l’Ukraine. Une option rejetée par les libéraux au pouvoir en Russie, malgré la forte proportion de citoyens russes y résidant. La Crimée avait été « offerte » à la République socialiste d'Ukraine en 1954, à l'occasion du 300e anniversaire de la réunification de la Russie et de l’Ukraine. Au nom du principe de l'intangibilité des frontières, qui a prévalu à la chute de l'URSS, la Crimée est confirmée ukrainienne. Avec 60% de la population locale, c'est la seule région d'Ukraine où les Russes ethniques sont majoritaires.Déportés en masse en 1944, à cause de l'accueil favorable qu'ils auraient réservé aux armées nazies pendant la guerre, les Tatars doivent attendre 1991 pour jouir d'un droit au retour. Souffrant toujours de fortes discriminations, les 250 000 représentants de la minorité turcophone, soit environ 12% de la population, constituent aujourd’hui les plus farouches partisans criméens de la révolution ukrainienne et d’un rapprochement avec l’Union européenne.Une présence russophone importanteLes villes de Yalta, Aloupka ou encore Theodosia demeurent des stations balnéaires très populaires, et la région continue de vivre au rythme des millions de touristes des ex-pays soviétiques se prélassant l’été sur ses plages, alimentant la présence russophone dans la péninsule et la place de la Crimée dans l'imaginaire collectif russe.Sébastopol est désormais partagée entre les quartiers généraux des flottes ukrainienne et russe de la mer Noire. 15 000 marins russes y sont toujours stationnés, en vertu d'accords qui ont étendu le bail de la flotte russe jusqu'en 2042. « Malgré son déclin, la marine russe reste le poumon économique, social et culturel de la ville », estime Kevin Limonier. Moscou paie 98 millions de dollars de loyer par an.Un cadeau qui n’est pas sans arrière-penséeLa flotte russe de mer Noire, vieillissante, n’est plus composée que de sept bâtiments et d’un sous-marin. Des unités qui pourraient facilement être redéployées dans la baie russe de Novorossiisk, quelques centaines de kilomètres plus à l’Est. « Moscou confirme par là sa politique de soutien aux minorités russes, illustrant son ambition de définir un étranger proche bien au-delà du simple partenariat diplomatique », reprend Kevin Limonier.Certains partis politiques russophiles sont encouragés et soutenus par une telle politique, ainsi que par la présence de la flotte russe à Sébastopol. « Cela fournit aux organisations russophones l’occasion de construire une identité exclusive fondée sur une histoire commune et un rejet du nationalisme ukrainien ». Des idées qui devraient avoir un impact déterminant dans le référendum du 25 mai, si la légitimité de celui-ci est confirmée.
Previous
Previous

Libération: En Crimée, "Pas besoin de bourrer les urnes"

Next
Next

Libération: Simféropol veut un référendum