RFI: Crise russe pour d'anciens toxicomanes ukrainiens
Reportage diffusé dans l'émission Accents d'Europe, le 11/07/2014
L’annexion russe de la Crimée a fait des victimes inattendues : les toxicomanes de la péninsule qui faisaient partie d'un programme ukrainien de traitement de substitution. Mais ils se retrouvent désormais en territoire Russe, qui interdit l'usage de ces drogues. A Kiev, on s'organise pour les aider comme on peut, en accueillant certains de ces toxicomanes, qui ont choisi le chemin de l'exil...
C'est un ensemble de petits bâtiments au milieu d’un jardin planté de nombreux arbres, dans un quartier périphérique de Kiev. A l'ombre d'un pavillon, un groupe d'hommes et de femmes discute, en attendant leurs doses. Ce sont d’anciens toxicomanes qui doivent recevoir régulièrement leurs doses de traitement de substitution. Le groupe s'est récemment agrandi : 23 nouveaux patients sont arrivés il y a peu en provenance de Crimée. Là-bas, tous les centres de traitement ont fermé.
Ruslan Mutsenko a 41 ans, il est marié, père de famille. Ancien consommateur de drogues, il a repris une vie normale depuis 6 ans grâce aux produits de substitution. Alors, quand son centre de traitement a été fermé en Crimée, il a choisi l'exil, pour avoir accès à de la méthadone ailleurs. Il a tout abandonné pour rester en vie.
Ruslan: Le 20 mai, ils ont fermé les portes du centre de traitement, et ils ont dit qu'il n'y avait plus de médicaments disponibles, qu'il n'y en aurait plus et qu'il n'y avait pas d'autres endroits où on pouvait obtenir ces traitements. Tous les patients se sont retrouvés dans aucune aide, aucun médicament. Il y a eu beaucoup de suicides, beaucoup de personnes ont repris la consommation de drogues, beaucoup sont rejetés et opprimés par les forces de l'ordre. Là-bas, leur position, c'est que les toxicomanes ne sont pas des êtres humains.
Les patients de Crimée sont pris en charge par un projet d'urgence géré par l'ONG Allianc Ukraine et la fondation pour la renaissance internationale de l'américain Georges Soros. Anton Basenko est l’un des coordinateurs du projet d'accueil.
Anton: La méthadone, et la buprénorphine, qui sont les deux piliers des traitements de substitution dans le monde entier, sont interdits en Russie. Vous comprenez la pression qui s'est créée dans le secteur, parce que les professionnels russes des agences antidrogues ont commencé à pratiquer des politiques très agressives vis-à-vis des patients et des docteurs. 806 patients ont interrompu leur traitement vital. Et précisément à ce moment, une sorte d'héroïne très peu onéreuse est apparue en Crimée, et elle a été disponible pour les usagers de drogues...
Autrement dit : la majorité des toxicomanes ont repris leur consommation de stupéfiants. Une petite vingtaine a fait le choix d'entrer dans un centre de désintoxication à Saint Pétersbourg ou à Moscou. Les thérapies qui y sont pratiquées sont réputées très strictes et autoritaires. En fait, à peine un patient sur dix ont quitté la péninsule. Les populations concernées sont en général pauvres et livrées à elles-mêmes : rares sont ceux qui peuvent s'offrir un simple billet de train entre Simféropol en Crimée et Kiev, ou pour aller ailleurs en Ukraine. Trop cher.
Mais une fois à Kiev, tout est mis en œuvre pour leur donner une seconde chance, comme l'explique Ihor Tarnychia, un assistant social dans le centre de toxicomanie.
Ihor: Nous les aidons du mieux que l'on peut, en fonction de nos capacités. Nous les aidons avec les analyses, nous les aidons avec l'hébergement, nous les aidons avec l'enregistrement, nous les prenons en charge ici. Nous les aidons à chercher un emploi. Même si tout le monde parmi ces patients ne veut pas forcément travailler. Avec les réfugiés, nous dépendons des listes du ministère, et des arrivées. Vous comprenez, nous pourrions aider plus de personnes, il y en a sûrement plus qui ont des problèmes à régler, mais ils ne sont pas venus jusqu'à nous.
Tout comme cet assistant social, Anton Basenko, l’un des coordinateurs, souligne les carences administrative et la lenteur politique du ministère de la santé. Les autorités ukrainiennes ont tardé à prendre une série de décisions urgentes pour acheminer des traitements supplémentaires en Crimée ou pour prendre en charge des patients. Pourtant ce sont là des populations à risques : d'une part à cause de leur dépendance, qui les pousse sur les voies de la précarité et de la délinquance. Mais aussi, les usagers de drogue sont des individus particulièrement exposés à la contamination du Sida, de la tuberculose ou encore de l'Hépatite C. Alors que l'Ukraine peine à enrayer ces épidémies, la stabilisation de ces populations à risques est un danger supplémentaire pour le système de santé.
Et si la Crimée et la plupart des quelques 800 patients sont désormais hors de contrôle, la situation à l'est de l'Ukraine est aussi très inquiétante. Dans le centre de toxicomanie à Kiev, on rencontre Yevhen Ievtichenko, qui est aussi en exil depuis son départ de Donetsk.
Yevhen: Cela fait 5 ans que j'ai commencé le programme. Ma vie a pris un tour à 180 degrés. Ca m'a permis d'avoir de l'argent, un travail, une petite copine. Vous savez que pour les toxicomanes, la vie est impossible, il faut chercher des drogues, de l'argent chaque jour... Pour l'instant, il y a des traitements dans les régions de l'est. Mais elles sont très difficiles d'accès, et on s'attend à ce qu'il n'y en ait plus d'un jour à l'autre. La situation est d'autant plus difficile que beaucoup de patients soutiennent les séparatistes et ne veulent pas les contredire. Donc pour moi, il a fallu que je parte, d'une part parce que j'avais peur de ne plus avoir de traitements, mais aussi à cause de mes opinions politiques, qui me mettaient d'office en marge du programme.
Yevhen Ievtichenko espère encore revenir à Donetsk, alors que la situation dans l'est pourrait être sur le point de se stabiliser. Mais le Donbass compte plus de 2000 patients dépendants aux traitements de substitution. Et pour beaucoup d'entre eux, il est déjà trop tard : leur traitement a été interrompu à cause des opérations militaires. Et les conséquences se feront sentir pendant de nombreuses années.