L’Ukraine : Quinze années de progrès et de démocratie. 

Ce texte a été écrit par Bernard Wilem, un consultant belge pour les questions agricoles, établi dans l'ouest de l'Ukraine. Travaillant dans le pays depuis 15, il en est venu à écrire et publier ce texte sur ses expériences passées. En lire plus sur l'histoire et la ferme de Bernard Wilem ici. Une version ukrainienne du texte ci-dessous est disponible iciCe texte a été publié en ukrainien et remis en mains propres à plusieurs fonctionnaires et personnalités politiques de l'ouest de l'Ukraine. Aucune réaction n'est à noter à ce jour. [gallery type="slideshow" ids="1084,1083,1079,1080,1081,1082"]

------------------------------------------

Illusions et désillusions d’un Européen dans un pays dont l’émergence était annoncée fin du siècle passé.Je suis arrivé en Ukraine en 1999 en tant que consultant pour un projet d’investissement. Je n’avais aucune connaissance de ce pays mais un des collaborateurs belges nous parlait d’un pays au vaste potentiel dont la population fière d’un enseignement soviétique de haut niveau désirait un développement social et économique.Lorsque des investisseurs occidentaux s’aventurent dans des régions du monde  annoncées comme prochainement  émergentes, le manque d’éducation et de formation des peuples, l’absence d’infrastructures, d’industrialisation, de système bancaire et la précarité politique et administrative ne les effraient pas plus que les chiffres économiques et les graphiques de balances commerciales.Leur certitude est en effet que leur apport de compétences ajoutées à ceux de leurs concurrents va à plus ou moins long terme mener ce pays à ce que l’on comprend être la civilisation ou en tout cas dans un confort commercial  nécessaire à leurs profits.Lorsque ces investisseurs s’aventurent dans des pays développés ou qui l’ont été à plusieurs niveaux  dont les principaux problèmes annoncés étaient uniquement politiques et qu’après le retournement politique et leur arrivée, ne peuvent que constater impuissants la dégringolade sur tous les fronts, ils doivent alors admettre leurs erreurs d’appréciations et d’étude de marché. La réalité ne devrait-elle pas être d’admettre une sous-estimation des conséquences de la corruption dont ils ont été des spectateurs ou acteurs à plus ou moins grande échelle.L’Ukraine doit-être sur le plan économico-socio politique une des plus grandes déceptions de cette dernière décennie et assurément un cas d’école dans l’étude de ce virus indolore voire agréable à ses débuts qui mène irrévocablement à la mort lente du patriotisme dans des bains de sang : la corruption.Il n’est pas calomnie d’affirmer qu’à quelques rares exceptions près l’Ukraine a régressé dans tous les domaines nécessaires à la construction d’un état prospère et démocratique.Industrie ; la colossale infrastructure industrielle laissée par le soviétisme attendait dès le début des années 90 des investisseurs et techniciens pour une modernisation. La base était là, le marché existait et les matières premières et la main d’œuvre étaient sur place. Des hommes influents par leur manque de scrupule et de morale avaient compris qu’avec quelques menues monnaies, quelques menaces et des jeux d’écriture, il était facile de s’approprier des usines voire des complexes entiers. Les démonter, les démanteler, ensuite les piller rapportaient suffisamment pour pouvoir acquérir le reste de l’Ukraine et le pouvoir.A l’exception de quelques multinationales qui se doivent d’être présentes aux quatre coins du globe même à perte à court ou moyen termes, peu d’industries autochtones ou étrangères propres peuvent annoncer à ce jour des bilans intéressants.Agriculture ; les analystes ukrainiens et autres impliqués dans des projets d’agro-holding vont prouver par des chiffres et graphiques une croissance de l’utilisation des terres, des productions et des exportations. Si ces chiffres sont indéniables, les moyens pour y arriver nous amènent à la constatation d’un pillage de la terre ukrainienne et des ressources agricoles par quelques personnes, dont nous venons de parler.La puissance financière et le pouvoir politique ont permis aux oligarques de s’approprier des droits de fermage à des prix réels défiant toute concurrence internationale. Le pouvoir qui est le leur, a concédé des crédits, leasing voire des dotations qui leur permettent grâce aux fonds du budget de l’état  de pomper les ressources agricoles à l’encontre de toute étique sociale, écologique et fiscale.La plupart des programmes d’aides agricoles ont été partagés par entre les agro-holdings et autres oligarques bien avant que les petits exploitants n’aient été informés de l’existence de ces programmes.Une agro-holding dont l’émergence a été facilitée par les magouilles d’état n’emploie que très peu de personnes locales, n’apporte aucun avantage social à la région, aucun revenu dans le budget, mais détruit les petits fermiers, l’écosystème, toute perspective d’agriculture durable ou biologique et de reprise d’exploitations agricoles moyennes indispensables pour l’équilibre du secteur agroalimentaire, du développement du tourisme et pour la survie des villages.Comment la population rurale a-t-elle accepté les implantations des ces agro-holdings ? La réponse est malheureusement simple : la population rurale s’est habituée à la passivité face au pouvoir et à une vie précaire, leur annihilant toute ambition. La pression du pouvoir central et le graissage des élus et fonctionnaires locaux par les cadres des agro-holdings ont fait le reste. Alors qu’un petit fermier doit littéralement ramer pour finaliser des contrats de location, quelques sacs de sucres offerts aux bourgmestres et quelques arrangement en dollars avec des fonctionnaires suffisaient aux représentants des agro-holding pour obtenir en quelques semaines des milliers d’hectares d’un seul tenant (même si certains propriétaires étaient résistants ou non informés)Si le pouvoir ukrainien a été suffisamment adroit  pour laisser l’implantation de quelques agriculteurs occidentaux, prouvant ainsi leur ouverture mais qui s’est frotté en Ukraine sait qu’après les premiers moments de charme, la pression négative et les incertitudes sont constantes. Je parle entre-autres des contrôles abusifs et partiaux des organes de l’administration qui vous poussent à mettre le doigt dans l’engrenage de la corruption.Les lois sur la propriété de la terre et la politique agricole sont orientées uniquement sur le cirque des propriétaires des agro-holgings, et ce malgré les discours mielleux du pouvoir face aux politiques européens plus ou moins dupes et qui surtout n’ont rien à faire de l’Ukraine sinon de recevoir des graines à presser ou à distiller quels que soient les moyens de leur production.Eaux et forêts ; le bilan n’est pas meilleur, après le pillage et l’exportation des culées de bois nobles sans se soucier de la nécessité de créer des menuiseries et autres ateliers, c’est maintenant le bois de chauffage qui est exporté vers l’Europe alors qu’aucune politique de distribution au peuple n’est prévue. Pourquoi le pouvoir aiderait-il les populations rurales à avoir droit à leur part de bois alors que des canalisations de gaz ont été installées dans la plupart des villages et que les habitants sont tributaires de cette énergie et impuissants face au prix dictés par les oligarques qui dans les faits contrôlent l’extraction et le transit. La faune a été détruite par la pollution due à l’agriculture, par les chasses sauvages et les pêches illégales en toute saison, ce qui ferme encore une des portes du tourisme.Enseignement ; les facilités de la corruption et la paresse naturelle humaine ont gangrené tout le système éducatif, en commençant par l’école maternelle où sans pot-de-vin ou pression, les places sont refusées.Dans les universités les étudiants passionnés et assoiffés de connaissances qui se refusent à céder (souvent par manque de moyens) à cette facilité d’obtention de diplôme par la corruption font pâles figures face à la meute de ces jeunes filles maquillées et vêtues comme dans les films de séries b et de ces jeunes hommes précieux qui se rendent aux cours au volant de 4X4, signes avant coureur de leurs prochaines fonctions.Les jeunes qui obtiennent de vrais diplômes comprennent pour la plupart que leur avenir n’est pas en Ukraine d’où cette émigration des cerveaux, quant aux surdiplômés par le système de corruption, ils se chargeront de l’avenir de l’enseignement et du système administratif.Il faut reconnaître un point positif par rapport à la formations des jeunes. Leurs talents pour les hautes technologies apportent en Ukraine un terreau de ressources humaines en informatique et télécommunications. Malheureusement ces ressources sont utilisées principalement par des compagnies occidentales qui avec de faibles investissements (locaux en location et matériel en leasing) exportent le produit par Internet, ce qui n’apporte pas grand chose à l’économie du pays.Administration, Justice ; la situation des services publics, du système juridique et de la police, est ouvertement et incontestablement catastrophique.Au début des années 2000, la corruption était bel et bien présente et connue, mais discrète. Aujourd’hui, un douanier, un juge, un procureur qui a travaillé deux ou trois ans avec un salaire de quelques milliers de Grivnas s’affiche avec une limousine, construit une villa (ou plusieurs) aux proportions faramineuses, passe des vacances plusieurs fois l’année et se monte un business improbable; tout cela sans le moindre scrupule et plus grave sans être inquiété.  Quel juge, procureur ou autre policier du fisc a intérêt à mettre fin au système?  « Puisque l’autre le fait, il n’y a pas de raison que je ne le fasse pas et rapidement et surtout à grande échelle car j’ai acheté ma place et qu’un autre peut me la prendre en payant plus ». C’est cette logique qui a développé exponentiellement une corruption sensible à tous les niveaux du pouvoir ces dernières années.La plupart des procès se négocient entre les juges et les avocats en privés avant les audiences, la victoire est au plus offrant mais le perdant peut rejouer un second tour en appel, etc.…Infrastructures ; depuis la chute de URSS, L’état des routes a toujours été un problème. Heureusement, dans le cadre du rapprochement avec l’Europe et de l’organisation de La Coupe d’Europe de football en 2012, des fonctionnaires et autres banquiers occidentaux ont littéralement balancé des crédits pour la rénovation des grands axes concernés par cette coupe d’Europe, à noter au passage que le coût de ces routes a été quelques fois plus élevé que leur construction en Europe pour un résultat de qualité moindre.Cependant, l’entretien des autres routes n’est plus assuré depuis des années et si les touristes et nouveaux venus étrangers se laissent berner par des routes à peu près convenables entre les grandes villes la situation des routes secondaires peut être comparée à celle d’après guerre.Le réseau d’électricité n’a guère à envier au réseau routier. Au début des années 2000, EDF pensait pouvoir obtenir une partie du marché de la distribution d’électricité en Ukraine et avait déjà investi dans une structure à Kiev, mais bien entendu les gens de pouvoir ont gardé le privilège de la distribution d’électricité, préférant utiliser les anciens réseaux sans aucune rénovation. La conséquence est que malgré l’augmentation de factures pour l’électricité dans les foyers, la qualité de l’électricité est inacceptable, sujette  aux coupures, à des irrégularités de tension, voire même des inversions de phases.Quant au réseau de distribution d’eau, à l’exception des grandes villes ou une eau chargée en métaux lourds et  à la couleur souvent douteuse est distribuée et facturée, les villages ne disposent pas d’eau courante.Tourisme ; Si l’Ukraine pouvait changer  radicalement et se débarrasser de la corruption et de la pieuvre des corrompus,  un nouvel afflux de touristes pourraient renaître, mais le tourisme des curieux du début des années 2000 fait partie du passé. La médiocre qualité des infrastructures, les prix des billets d’avion, la disparition du folklore et des traditions et la rareté de produits agroalimentaires spécifiques n’attirent pas les touristes.Ne parlons pas de ce tourisme malsain nocturne, ni des hôtels hollywoodiens appartenant à ces chers oligarques à l’ambiance glaciale et sans âme.Santé ; la ténacité et le professionnalisme soviétiques de chirurgiens et autres médecins et remarquable mais le problème de la corruption de l’enseignement et la fuite des cerveaux ne laisse rien présager de bon par rapport à la relève. A noter la présence d’équipement de pointe dans certains hôpitaux qui ont bénéficié de dons occidentaux, mais les opérateurs manquent.A côté de cela, un malheureux atteint d’une crise d’appendicite peut s’attendre à des complications parfois fatales, s’il n’a pas de quoi se procurer les produits pharmaceutiques voire le matériel chirurgical nécessaire à l’intervention (sans parler de la disponibilité du personnel hospitalier).Quoiqu’il en soit les fortunés se font soigner à l’étranger…Les solutions ; pour entraver la corruption et pour former un budget suffisant pour le développement du pays, les solutions sont à ce point simples ou plutôt évidentes mais à l’encontre des intérêts des gens qui tiennent les rennes que personne n’ose en parler. Ne parlons que des solutions élémentaires telles que l’application des taxes douanières, taxes foncières, taxes sur les véhicules et de circulation, taxes sur les revenus, contrôles des situations indiciaires, etc.Le premier ministre et le président ne cessent pas de parler de la lustration, comprenez en ce terme non pas une purification rituelle mais bien un contrôle des avoirs des élus et des fonctionnaires par rapport a leurs revenus. Si telle action semble naturelle et évidente pour un citoyen occidental, cette”lustration” serait une révolution des mœurs en Ukraine.Des grandes questions se posent : Qui va “lustrer” ? Qui va être “lustré” ? Quelles seront les sanctions?On peut difficilement imaginer les députés voter les lois qui vont les mettre eux et leurs copains fonctionnaires en prison ou provoquer la confiscation de leurs biens.On parle maintenant d’une commission de lustration, mais les bruits courent que les places seront très chères pour être choisi comme membre de cette commission…mais que cet investissement serait amorti en quelques mois. Personne n’est dupe et ne croira en une lustration sélective réalisée par un comité sélectionné.Pourtant cela devait être très simple : comparer les revenus des années précédentes des fonctionnaires avec leur niveau de vie et leur capital. Même si une très grosse partie de ces biens détournés se trouvent  à l’étranger ou dans des montages de sociétés obscures, les biens immobiliers et autres qui se trouvent en Ukraine représentent des richesses  faramineuses non déclarées et non taxées.En toute logique un fonctionnaire ou un homme politique qui possède plus de biens que possible selon la somme de ses salaires devrait être taxé sur la différence outre les amendes et sanctions, sous peine de confiscation de ses biens s’il ne s’exécute pas.En ce qui concerne le budget il y a plusieurs lacunes incompréhensibles:-La contrebande ; Certains pays voisins encouragent le commerce avec les Ukrainiens en remboursant la TVA par un système TAX FREE sur toutes les marchandises, sachant pertinemment que la taxe d’importation et la TVA ne sont pas payées de côté ukrainien. Ainsi donc les consommateurs échappent à la TVA en achetant même leurs produits de premières nécessité dans les pays voisins, pis encore un commerçant peut ajouter à son bénéfice la TVA qu’il ne paye pas en achetant à l’étranger et en revendant en Ukraine au grand dam des fabricants et producteurs locaux et du budget. Il existe donc une contrebande de produits de première nécessité qui pourraient être produits dans le pays et dont les seuls bénéficiaires sont les douaniers et leur système de corruption qui profitent de leurs fonctions entraver l’industrie ukrainienne et le commerce intérieur.-La quasi-absence de taxes sur les biens immobiliers et leur revenus. C’est-à-dire qu’un propriétaire de bâtiments ou d’appartements achetés à des sommes dérisoires par les systèmes de privatisations des années précédentes vivent grassement sans payer de taxe. Un système de revenu cadastral avec des taux de taxation au prorata des qualités des immeubles et selon leur destination ( habitation principale ou immeuble de rapport)  qui servirait également à fixer les tarifs minimaux locatifs afin d’instaurer des taxes sur les revenus locatifs apporterait au budget des sommes considérable et réinstallerait une logique dans le marché immobilier.-La taxe sur les bénéfices des entreprises et le statut des entreprises privées doivent être révisés. Il est grand temps de mettre de l’ordre et de faire la différence entre le réel entrepreneur privé qui est soit artisan soit petit commerçant et les amalgames d’entrepreneurs privés, organisés par des structures commerciales importants en parfaite subordination pour éviter les taxes d’entreprises importantes.Est-il normal que la facturation d’un séjour hôtelier soit divisée en une série de notes d’entreprises privées? En Europe tout lien de subordination entre un sous-traitant et son client est considéré comme fraude à l’encontre des lois sociales.Le système et la catégorie d’entreprises « entrepreneur privé » qui aurait  du favoriser le développement artisanal est utiliser pour des montages dont le but est d’éviter les taxes et les charges sociales et de blanchir du matériel et des produits de contrebande.Sans tournant radical, la destruction de la corruption et la volonté civile et politique de faire de l’Ukraine un pays démocratique prospère, des petits et moyens entrepreneurs occidentaux industriels ou agriculteurs, créateurs d’emplois et surtout de formations, ne reviendront pas et il sera très difficile de renouer avec la sérénité.Depuis quinze ans que je suis en Ukraine, j’entends inlassablement de la bouche des citoyens ukrainiens, la même rengaine par rapport à la situation socio-économique: « l’état est tenu par des oligarques corrompus, l’administration est corrompue, la police et les tribunaux sont corrompus, les députés sont incompétents, etc. »Lorsqu’on parle du sujet aux gens de l’administration, voire aux dirigeants, ceux-ci, avec un air sûr d’eux-mêmes déclarent sans scrupule: "Vous avez raison mais ce n’est pas moi qui peux changer le système".Sans crainte de dire naïvement une évidence, que les choses soit claires : « Il n’y a pas de corrompus sans corrupteurs ».Dans ce cas Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs  les Ukrainiens de tous les niveaux, si vous êtes d’accord avec ce qui préсède, la balle a été quotidiennement dans votre camp. Qu’en avez-vous fait ?Que personne n’oublie que les raisons des deux dernières révolutions, de l’annexion de la Crimée et de  la guerre à l’Est de l’Ukraine ont toutes la même origine : la corruption.Bernard Wilem.

Previous
Previous

RFI: e-governement & Révolution numérique en Ukraine

Next
Next

Україна: П'ятнадцять років прогресу та демократії