RTBF: Décommunisation en Ukraine, pourquoi faire?
Version longue d'une intervention dans la Matinale, sur la RTBF, le 17/10/2016L’Ukraine vient de fêter ses 25 ans d’indépendance de l’Union Soviétique, mais c’est maintenant que la décommunisation bat son plein. Les statues de Lénine tombent les unes après les autres, les symboles soviétiques sont décrochés des murs des métros, les rues sont renommées… Un processus de grande ampleur, qui soulève de nombreuses questions... Sébastien, pourquoi cette décommunisation, et pourquoi maintenant? Et bien, ça s’est un peu imposé, dans le sillage de la Révolution de la Dignité. Vous vous rappelez, les protestations avaient commencé il y a presque trois ans, en novembre 2013. Et début décembre, les révolutionnaires avaient abattu la statue de Lénine qui trônait sur l’avenue principale de Kiev. Abattu, détruit, démoli, cassé, déchiqueté en petits morceaux… Ils s’étaient vraiment acharnés.Acharnés, parce que Lénine représente pour beaucoup d’Ukrainiens le passé soviétique, avec tout ce qu’il a de douloureux: des restrictions linguistiques au goulag, en passant par les persécutions politiques. Il y a cette idée qu’en faisant disparaître Lénine et les symboles soviétiques, le pays s’affranchira de ce passé, ses infrastructures se moderniseront, la bureaucratie héritée du système communiste disparaîtra. En gros, que l’Ukraine se rapprochera de l’Europe.C’est une idée simple, mais qui a un certain sens. L’ouest du pays, qui a historiquement été plus anti-communiste que le reste, a déjà fait tomber ses Lénine il y a 20 ans. Et en effet, ces régions sont un peu plus modernes, un peu plus orientées vers l’Europe. Alors après la victoire des révolutionnaires en février 214, les statues de Lénine se sont mises à tomber partout dans le pays, dans un vaste mouvement que l’on a appelé le Léninopad. En mai 2015, le processus de décommunisation a été encadré par une série de lois mémorielles votées par le Parlement. Et on est encore en plein dans le processus.Mais est-ce que cette décommunisation fait consensus? Non, bien sûr. Pour beaucoup d’autres Ukrainiens, Lénine, et le passé soviétique, cela évoque des bons souvenirs. L’époque de leur jeunesse, le temps du plein emploi, le temps où les institutions d’Etat fonctionnaient, où la médecine était gratuite… Je rencontre beaucoup d’Ukrainiens qui vivent ce processus avec une incompréhension profonde, voire comme une insulte.D’ailleurs les territoires séparatistes, à Donetsk et à Louhansk, jouent beaucoup cette carte d’héritiers de l’URSS pour s'assurer d'une certaine adhésion populaire. Les autorités là-bas prennent grand soin de leurs statues de Lénine. Mais ça, c’est encore une autre question, qui rentre dans le cadre de la guerre de l’information actuelle.Quand on parle de la décommunisation en Ukraine, il y a tous ces aspects, pour ou contre. Mais ce qu’il faut aussi comprendre avec le processus actuel, c’est qu’il est à l’image de l’Ukraine en tant qu’Etat: dysfonctionnel, désordonné, et somme toute, illisible. Ici, on déboulonne une statue de manière civilisée. Là, c’est un groupe de nationalistes en cagoules qui s’acharne sur un monument. Dans un autre endroit, la municipalité n’a pas d’argent dans le budget pour renommer des rues. Chacun y va en fait de sa petite musique.La loi promulguée par le président en mai 2015 devait être appliquée d’ici à février 2016, pour tout ce qui est changement de nom et déboulonnage de statue. Mais on est en octobre, et on y est encore. Donc ça donne une impression très bizarre de loi qui n’est pas appliquée, et qui n’engage pas les citoyens.L’exemple de ce Lénine de Kiev est encore très révélateur. Je vous ai dit qu’il a été détruit début décembre 2013. Et bien, il y a encore, dans le centre de la capitale, son piédestal qui trône, avec le nom “Lénine” bien en vu! Je ne suis pas sûr que l’on puisse parler de décommunisation efficace dans ce cas-là.Mais est-ce que cet exemple que vous donnez, ça ne veut pas dire aussi qu’il n’y a pas encore d’alternative à cette statue de Lénine, et au symbolisme soviétique en général? Si, et c’est bien l’un des enjeux de cette décommunisation: développer un nouveau narratif national, qui ferait consensus. L’une des lois votées en 2015, en même temps que celles sur la décommunisation, consacre comme des nouveaux héros nationaux ceux qui se sont battus pour l’indépendance du pays. Mais c’est controversé, car ça inclut les militants des droits de l’hommes des années 70, mais aussi les combattants nationalistes, actifs dans les années 40. Et bien sûr qu’ils se sont battus contre les soviétiques. Mais ils ont aussi collaboré avec les Nazis, l’espace de quelques années. et ils se sont rendus coupables de massacres de Juifs et de Polonais. Alors chez beaucoup, en premier lieu parmi les familles de vétérans de l’armée rouge, ça fait grincer les dents.On me dit souvent que le nouveau narratif national s’impose de soi, à cause de la guerre à l’est du pays. Les nouveaux héros sont tout trouvés, et le nouveau récit national se construit au fil du conflit. Mais pour habiter dans ce pays, je vois que ce n’est pas si simple que cela: le récit d'une nation en guerre, qui ferait corps d'un bout à l'autre non seulement de son territoire mais de sa société et de son corps politique... cela ne va pas de soi.Encore un mot pour terminer, sur une autre dimension de ce manque d’alternative au narratif national. Il faut se rappeler que l’URSS, pour la majeure partie de l’Ukraine, c’est 70 ans. C’est au moins 3 générations, marquées les par politiques soviétiques qui ont fait naître des villes, construit des barrages, des usines, des aéroports… Ne serait-ce qu’une simple promenade dans les rues de Kiev suffit à comprendre que ce n’est pas une ville d’Europe de l’ouest. C’est une ville pensée comme soviétique, avec tout le positif et le négatif que cela comporte.Je conclus donc par une évidence: la décommunisation en soi, elle est justifiée dans le contexte ukrainien actuel. Mais nier le passé soviétique, comme ça, en faisant disparaître des statues, c’est tout simplement impossible.