Mediapart: Au-delà de la résistance à Loukachenko, quelle opposition en Biélorussie?

Article publié sur le site de Mediapart, le 20/09/2020

La coordination entre les représentants d’une opposition politique à l’autoritaire Alexandre Loukachenko est au mieux difficile, au pire inexistante. Ce fractionnement des structures peut engendrer des concurrences stériles.

Kiev (Ukraine).– Pour la première fois de l’histoire moderne, des noms de personnalités politiques biélorusses traversent les frontières. En l’occurrence des noms de femmes : Svetlana Tikhanovskaïa, Maria Kolesnikova, Veronika Tsepkalo…

Mais qui connaît Ivonka Survilla ? À 84 ans, elle est la présidente de la Rada (parlement), l’organe dirigeant de la « république populaire du Bélarus » déclarée à Minsk en mars 1918 sous le drapeau aux couleurs blanc-rouge-blanc, avant de fuir dix mois plus tard, en 1919. Il s’agit officiellement du plus vieux gouvernement en exil au monde.

De sa résidence canadienne, Ivonka Survilla attend l’instauration d’institutions démocratiques depuis l’indépendance de la Biélorussie en 1991 pour leur remettre son mandat. Dans un entretien à l’agence Reuters, fin août, elle assurait suivre la crise « de très près » et exhortait les Biélorusses à « continuer la lutte ». Elle révélait néanmoins ne pas avoir été « en contact avec Svetlana Tikhanovskaïa ».

L’information peut paraître anecdotique, mais elle trahit un phénomène structurel : la coordination entre les représentants d’une opposition politique à l’autoritaire Alexandre Loukachenko est au mieux difficile, au pire inexistante.

Les manifestants biélorusses n’ont sans doute pas fini d’étonner le monde, de par l’originalité de leur mobilisation citoyenne, leur créativité artistique, leur pacifisme, ou encore l’utilisation des nouvelles technologies à des fins d’organisation ou d’attaques cybernétiques contre des sites gouvernementaux.

Les caractéristiques inédites des protestations véhiculent l’indignation et le désir de changement du peuple, palpables depuis l’arrivée au pouvoir d’Alexandre Loukachenko en 1994. En témoignent la « Charte 97 » en faveur des droits humains, la « révolution des jeans » en 2006, les protestations de 2010, 2015 et 2017.

En 2020, les manifestations de masse, ininterrompues depuis l’élection frauduleuse du 9 août, ne relèvent donc pas d’une colère nouvelle, mais bien d’un effet de trop-plein. Les autorités sont confrontées à une « cascade révolutionnaire », selon l’expression du professeur Timur Kuran. Une cascade qui condamne l’autocrate à plus ou moins long terme.

Cependant, comme le note Alexandra Goujon (lire ici), maîtresse de conférences à l’université de Bourgogne, « ce qui émerge, c’est en fait un mouvement de résistance, plus qu’un mouvement d’opposition ». Or, compte tenu du maintien actuel du régime et de l’adoubement renouvelé de Vladimir Poutine, à Sotchi, le 14 septembre, l’absence d’une opposition structurée risque d’affaiblir la consolidation d’une vision pour le futur et la définition d’un plan d’action en cas de conquête du pouvoir.

Une organisation impossible sous les coup de matraques

La première raison des carences structurelles de l’opposition biélorusse tient aux répressions du régime. À l’impossibilité de créer des partis politiques radicalement opposés à l’autocrate et de se faire relayer par les médias traditionnels se sont ajoutés les intimidations, pressions, arrestations, tortures et emprisonnements des détracteurs du régime. Des pratiques constantes au cours des dernières vingt-six années, qui entretiennent un climat de peur, voire de terreur, parmi la population.

Différente d’une simple peine de prison, la tactique récente des expulsions d’opposants du pays vise à les couper de leur terreau militant, mais aussi à les discréditer comme « agents de l’étranger » et à diviser leurs forces. Il est ainsi intéressant de remarquer que Svetlana Tikhanovskaïa fut envoyée en Lituanie tandis que Veronika Tsepkalo a trouvé refuge auprès de son mari à Moscou.

Maria Kolesnikova aurait dû, elle, être expédiée en Ukraine avec deux compagnons, si elle n’avait pas déchiré son propre passeport pour rester en Biélorussie. Rien n’empêche les exilés de se retrouver une fois hors des frontières nationales, ou de coordonner leurs actions à distance. Mais ces itinéraires différents alimentent les suspicions qui peuvent planer sur la sincérité, et les motivations, des opposants à Alexandre Loukachenko.

Il est en effet de notoriété publique que les trois hommes candidats de l’élection de 2020, tous arrêtés ou expulsés, ont des profils très typés. Viktor Babaryko était président du conseil d’administration de Belgazprombank, un représentant de Gazprom en Biélorussie. Valery Tsepkalo est un ancien diplomate soviétique. Sergueï Tikhanovski, mari de Svetlana, est un homme d’affaires à la réputation douteuse. Longtemps basé à Moscou, il n’a jamais expliqué l’origine de ses fonds de campagne.

Le fait que tous assument leurs liens avec la Russie ne semble pas faire débat parmi l’électorat biélorusse. Il ouvre néanmoins la boîte de Pandore des doutes quant à leurs financements, leurs relais politiques et leurs liens avec un Kremlin allié d’Alexandre Loukachenko, car la prolifération de « candidats techniques », dont l’unique but est de créer des diversions, est une pratique courante dans l’ex-URSS.

Les mêmes soupçons ont longtemps plané sur Alexandre Milinkevitch. Champion historique de l’opposition des années 2000, lauréat du prix Sakharov, il est aujourd’hui marginalisé dans cette vague de contestation.

À l’inverse, le succès de la chaîne Telegram NEXTA, suivie par plus de 2 millions d’utilisateurs (la Biélorussie compte 9,5 millions d’habitants), s’explique en partie par la personnalité de son fondateur. Stsiapan Sviatlou est un jeune blogueur de 22 ans exilé à Varsovie, sans aucune revendication politique. Cette défiance vis-à-vis des figures d’opposition aide sans doute à la cohérence d’une mobilisation citoyenne apolitique. Elle n’aide néanmoins pas à définir une plateforme de propositions politiques.

Fragmentations et divisions

Comment donc être surpris par les premières dissensions apparues au sein du « conseil national de coordination », avant même une éventuelle chute d’Alexandre Loukachenko ? Début septembre, Svetlana Tikhanovskaïa avait désapprouvé, depuis Vilnius, l’initiative de Maria Kolesnikova de fonder le parti « Ensemble » pour proposer des amendements constitutionnels. Elle préférait concentrer ses efforts sur le simple départ de l’autocrate.

Le conseil étant désormais mort-né, la question ne se pose plus. La prix Nobel de littérature Svetlana Aleksievitch, seule représentante à la fois en liberté et à Minsk, ne développera pas seule un programme politique. Celui-ci devra être concocté de l’étranger, malgré l’absence d’organisation prête à en prendre la responsabilité.

De fait, ce ne sera pas la « Rada » de la défunte république populaire. Son secrétaire Ales Tchajtchuk estime qu’elle ne peut que « conférer une légitimité historique aux événements actuels ». Parmi les autres organisations « anciennes », aucune ne semble apte à regrouper les divers groupes de Biélorusses à l’étranger. Ainsi en va-t-il de la pléthore d’associations créées dans les dernières semaines. À titre d’exemple, « l’association bélarusse d’Italie » a été créée le 22 juin. « Bélarus en France » date du 25 juin.

L’éparpillement des forces est criant en Ukraine, pourtant limitrophe de la Biélorussie. « Il n’y a pas de coordination d’une diaspora à proprement parler, explique Palina Brodik, Biélorusse expatriée à Kiev depuis plusieurs années. Plutôt des individus qui mènent leurs vies, chacun de leurs côtés. » Face à l’urgence de la situation, la jeune femme travaille au développement d’une « association d’accueil des réfugiés politiques ». L’initiative est louable, à ceci près qu’elle est au moins la troisième de la sorte à Kiev.

Ce fractionnement des structures peut engendrer des concurrences stériles, comme on peut l’observer à Varsovie et à Vilnius, principales destinations des opposants biélorusses. Un méli-mélo qui peut être expliqué par des divergences idéologiques dans certains cas, par des différends personnels dans d’autres, voire par des tentatives de récupération de soutiens internationaux. Autant d’obstacles à franchir pour bâtir une opposition solide, en mesure de proposer un projet politique à une Biélorussie post-Loukachenko.

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