La Tribune de Genève: Les graves accusations qui pèsent sur les meubles d'IKEA Suisse

Article publié dans La Tribune de Genève, le 20/10/2020

Et si IKEA Suisse dissimulait “de manière illicite la provenance de sa matière première principale”? L’accusation de Lukas Straumann, directeur du Fonds Bruno Manser (FBM) à Bâle, est grave. Le Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR) et le Bureau fédéral de la consommation (BFC) semblent pourtant lui trouver une certaine légitimité. Sur plainte du FBM, ils ont ouvert, mi-octobre, une procédure pour une éventuelle fausse déclaration de bois. C’est la première instruction de ce type à l’encontre du géant suisse de l’ameublement, selon la porte-parole du DEFR Evelyn Kobelt.

A l’origine, une enquête du FBM dans les magasins d’Aubonne de Lyssach, de Pratteln, de Spreitenbach et de Vernier, avait démontré qu’une table sur quatre était vendue sans spécification de l’origine du bois, malgré une loi fédérale qui oblige les distributeurs à préciser l’origine de leurs matériaux. Le chargé de communication d’IKEA Suisse, Aurel Hosennen, se défend pourtant de toute “intention ou tentative systématique de dissimuler des informations”. Lui met en avant des difficultés techniques, comme la disparition d’étiquettes des magasins.

Les carences ne sont pas nouvelles. Sur 21 inspections passées du BFC, IKEA Suisse a été en conformité avec la loi dans 3 cas seulement. Mais l’entreprise n’a jamais été mise à l’amende. «En cas de déficiences organisationnelles, le BFC préfère engager le dialogue avec les entreprises concernées et chercher des solutions», précise le DEFR. Il faut dire qu’IKEA figure plutôt parmi les bons élèves: en mars, le BFC indiquait que 60% des sociétés inspectées ne spécifiaient pas correctement l’origine de leur bois. “IKEA dispose au moins d’un système de déclaration”, insiste Aurel Hosennen. Sauf que cette fois, la plainte du FBM a justifié l’ouverture d’une instruction qui pourrait remettre en cause la bonne foi d’IKEA.

Concrètement, le géant de l’ameublement ne risque qu’une amende de 10.000 francs maximum. Mais c’est sa réputation en tant que distributeur écologiquement responsable et durable qui est en jeu. IKEA a utilisé plus de 25 millions de mètres cube de bois en 2019, soit 1% des arbres coupés dans le monde. L’enjeu suisse est d’autant plus critique que la plainte du FBM a suivi de près un rapport accablant de l’ONG environnementale EartSight, en juin. Au terme d’une enquête de 18 mois en Ukraine et Roumanie, les experts avaient révélé “des liens indiscutables” entre les coupes sauvages dans les Carpates ukrainiennes et une entreprise dont 96% de la production est destinée à IKEA . Selon les experts, le bois serait coupé par des forestiers qui agissent de manière illégale, en débordant de leurs zones d’exploitations et en dépassant les périodes “d’abattage sanitaire”.

IKEA avait réagi immédiatement en ordonnant deux audits, l’un interne et l’autre externe. Publiés le 2 octobre, “les résultats des deux enquêtes n’ont donné aucune indication supposant que du bois abattu illégalement serait entré dans la chaîne d’approvisionnement de IKEA”. Mais pour l’experte d’EarthSight Tara Ganesh, les contrôles n’étaient “pas à la hauteur” car l’entreprise n’a pas cherché à remettre en cause le label de certification vert Forest Stewardship Council (FSC), “discrédité depuis longtemps”. L’idée étant que le bois coupé illégalement en Ukraine est ensuite contrôlé par l’agence nationale des forêts, notoirement corrompue, et enfin certifié conforme à l’export par l’apposition du label international du FSC. Ce “blanchiment du bois” permettrait aux fournisseurs de brouiller les pistes: les planches que reçoit IKEA ne sont pas illégales, stricto sensu. Dans un courrier à la Tribune de Genève, Aurel Hosennen estime d’ailleurs que FSC est l’organe de “certification globale des forêts le plus robuste et le plus crédible”.

Non seulement Tara Ganesh ne se satisfait pas des résultats des audits, mais elle dénonce aussi une logique tarifaire très compétitive, qui ne fait qu’encourager l’augmentation des exploitations forestières d’une année sur l’autre. Pour elle, cela concourt à “une politique dévastatrice à l’heure de l’urgence climatique”, ainsi qu’à des abus dans des pays souffrant de problèmes notoires de corruption. “Une forte demande en bois en Europe occidentale motive les forestiers de l’est du continent à couper des arbres à n’importe quel prix”.

De fait, qu’IKEA soit incriminé directement ou non, “la déforestation sauvage des Carpates ukrainiennes et roumaines est un fait”, assène Oreste Del Sol, agriculteur français installé en Ukraine depuis les années 90. Malgré les promesses politiques de sanctions strictes pour enrayer le phénomène, celui-ci ne fait que s’aggraver et alimente des tensions locales. Oreste Del Sol se plaint régulièrement d’intimidations et de brutalités à l’encontre des militants environnementaux. En Roumanie, les confrontations entre forestiers ont déjà conduit à deux meurtres. Et chaque jour, des files de camions non-déclarés chargés de troncs illégalement abattus descendent des hauteurs, comme a pu le constater La Tribune de Genève à plusieurs reprises. Direction: la frontière, et des clients européens peu regardants.

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