RTS: En Ukraine, un projet de mémorial accusé de "Disneylandisation de l'Holocauste"

Reportage diffusé dans l'émission Tout un Monde, sur la RTS, le 08/10/2020

Une ancienne controverse historique enfle de nouveau en Ukraine. Elle concerne un projet de mémorial à Babi Yar. Dans le nord de la capitale, Kiev, près de 40000 juifs y avaient été tués par les Nazis entre le 29 et le 30 septembre 1941. C’était l’un des pires massacres de la “Shoah par balles”. Jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, 100000 corps ont été enterrés sur le site. Aujourd’hui, un projet de mémorial est visé par des critiques: on accuse le réalisateur russe des films controversés DAU, Ilya Khrjanovski, de vouloir en faire un “Disneyland de l’Holocauste”.

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Munis d’audioguides, les visiteurs sont invités à circuler sur un plancher en tôles entre des pylônes de métal percés de trous de balles. Les artistes ont utilisé le même calibre que celui employé en 1941. L’installation est appréciée des passants mais elle est temporaire, dressée pour les commémorations officielles de la fin septembre. 79 ans après le massacre, il n’y a toujours pas de mémorial à Babi Yar.

Par contre, On compte pas moins d’une trentaine de monuments sur le site, tous dédiés à des communautés différentes de victimes: les juifs, les enfants, les roms, les nationalistes ukrainiens ou encore les citoyens soviétiques. Babi Yar est depuis des années un lieu de mémoires diversifiées, voire concurrentes. Pour le maire de Kiev, Vitaliy Klitschko, ça n’a que trop duré.

Vitaliy Klitschko: Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’un mémorial de l’holocauste à Babi Yar soit construit et que cette mémoire soit transmise aux futures générations.

Et pourtant, le projet qu’il soutient est lui aussi sujet à controverse depuis que le réalisateur russe Ilya Khrjanovski a été nommé directeur artistique. Ilya Khrjanovski est connu pour son projet dantesque DAU.

Il a reconstruit pendant 11 ans une ville soviétique dans l’est de l’Ukraine pour y immerger des milliers d’acteurs et filmer des centaines d’heures d’images. Un laboratoire hors du commun où se seraient produits toutes sortes de violences, d’agressions sexuels et d’abus psychologiques. Ilya Khrjanovski a donc suscité une levée de boucliers quand il a déclaré vouloir utiliser des méthodes similaires.

Ilya Khrjanovski: Ce que j’ai fait avec DAU, en particulier les techniques immersives, pour vivre des émotions fortes, je veux l’appliquer à Babi Yar.

Les détracteurs du réalisateur redoutent alors un jeu de rôle, dans lequel les visiteurs seraient amenés à choisir d’incarner un officier SS, une victime juive ou un collaborateur ukrainien pour vivre une expérience de l’holocauste au premier degré. Un concept qui enfreint la charte internationale régissant les lieux de mémoire de la Shoah, selon le très sérieux historien néerlandais Karel Berkhoff.

Karel Berkhoff: Les futurs visiteurs voudront savoir ce qui s’est passé à Babi Yar, et c’est déjà important. Il ne faut pas les choquer. Nous avons besoin d’une expérience instructive et émotive, pas d’un grand spectacle qui nous donne la chair de poule.

Au printemps, les lettres ouvertes se multiplient, signées par des centaines d’intellectuels ukrainiens et de représentants d’organisations juives. Plusieurs chercheurs dont Karel Berkhoff démissionnent de leurs responsabilités au centre de l’holocauste.

Face aux critiques, la direction du centre de l’holocauste marche sur des oeufs. Le nouveau directeur, Maksym Yakover gèle toute discussion sur le concept en attendant la présentation de plans précis à la fin 2020.

Maksym Yakover: C’est un projet difficile. Quoique l’on fasse, il y aura des critiques. Nous sommes tout à fait ouverts au dialogue et prêts à écouter les différents points de vue. Pour nous, c’est très important.

La controverse est pourtant loin d’être close, tant sur le concept que sur le financement. Le centre de l’holocauste est en effet une fondation privée, sponsorisée par plusieurs mécènes post-soviétiques dont quelques oligarques russes proches du Kremlin. En Ukraine, dans un état de guerre avec la Russie depuis 2014, cela ne passe pas. Le curateur d’art Ivan Kozlenko déplore à la fois cette participation russe et l’absence de l’Etat ukrainien dans ce projet mémorial majeur.

Ivan Kozlenko: Quelqu’un de l’extérieur va construire un mémorial en Ukraine en y imposant sa propre narration. Ce projet privé place notre Etat dans une situation néocoloniale. L’Ukraine n’a pas son mot à dire.

79 ans après le massacre de Babi Yar, la définition d’une mémoire consensuelle de la tragédie semble toujours aussi difficile. Ce n’est pas le seul cas où l’Ukraine indépendante peine à développer une historiographie cohérente et consensuelle. Babi Yar rappelle s’il le fallait qu’en Ukraine, l’histoire est toujours vivante, et otage des polémiques du présent.

Sébastien Gobert à Kiev pour RTS Info

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