Analyse: Sortie de sa ligne droite, l’Ukraine est (de nouveau) à un carrefour
“Je ferai de mon mieux pour que vous n’ayez jamais l’impression d’avoir fait une erreur”. Le 17 mars, dès son premier discours en tant que Procureure Générale d’Ukraine, Iryna Venedyktova faisait déjà mine de se justifier. 269 députés de la Verkhovna Rada (Parlement) venaient de l’élire en remplacement du réformateur Rouslan Ryaboshapka. Mais en lieu et place de programme, elle les a plutôt expliqué ce qu’elle ne voulait pas faire: “ne pas négocier des affaires criminelles pour de l’argent, ne pas saboter les enquêtes, ne pas ré-instituer des procureurs à la réputation entachée”. L’approche très défensive de la première femme à ce poste visait précisément les critiques qu’elle avait subie en tant que chef du Bureau d’Etat d’Enquête (DBR). Sa nomination polémique s’inscrit dans la lignée d’intenses remaniements, tout aussi controversés, au sein de l’équipe de Volodymyr Zelenskyy. Moins d’un an après l’élection raz-de-marée de celui-ci, la magie de sa “nouvelle ère” semble déjà brisée ou, pour le moins, suspendue dans les airs.
Le plus jeune, et le plus court, des Premier ministres
A l’origine, une longue lutte interne au bureau du président entre Andriy Bohdan, chef de cabinet autoritaire, secret, associé à l’oligarque Ihor Kolomoiskiy et l’un de ses adjoints Andriy Yermak, tout aussi secret, mais très actif dans les négociations sur les échanges de prisonniers, les pourparlers avec la Russie, ou encore le drame du Boeing PS-752 abattu près de Téhéran, le 8 janvier 2020. Andriy Bohdan est renvoyé le 11 février. Dès la nomination d’Andriy Yermak, les rumeurs d’un remaniement ministériel se multiplient. Oleksiy Hontcharouk, le plus jeune Premier ministre de l’histoire du pays, était déjà sur la sellette depuis quelques la fin 2019, tant sur la base de commentaires désobligeants liés aux compétences économiques de Volodymyr Zelenskyy que d’un scandale lié aux 13ème mois jugés faramineux alloués aux ministres. Il a été remercié par les députés le 4 mars. Il a alors battu un autre record, celui de la plus courte durée à la tête du gouvernement. Il a d’ailleurs été le premier à relever cette contradiction: “on ne peut pas attendre de résultats probants en seulement six mois”, s’est-il ainsi défendu. Et de fait, faire tomber le gouvernement si tôt, en pleine bataille pour une réforme historique du code foncier, avant le versement d’une nouvelle tranche d’aide vitale de la part du FMI, paraît pour le moins inconsistant.
Le 4 mars, 353 députés sur 424 ont soutenu sa démission, aucun n’a voté contre. Oleskiy Hontcharouk a été remplacé dans les deux heures par Denys Shmygal, un comptable, technocrate, familier des institutions d’Etat. Le lendemain, c’est le Procureur général Rouslan Ryaboshapka qui a été renvoyé. S’est alors posé la question de la continuité des réformes, et de la lutte contre la corruption, engagées par l’équipe Zelenskyy l’an dernier. Si le chef de l’Etat se livre à de tels changements de personnel malgré l’aplomb que devraient lui donner sa victoire du printemps 2019 et sa majorité absolue à la Rada, quelle peuvent être les garanties d’une politique cohérente, et efficace?
Pour le Président justement, il n’y aurait pas de problème. “Notre trajectoire de réformes reste inchangée. Le chemin qu’a pris l’Ukraine n’est pas une erreur, nous nous y tiendrons. Mais il y a eu des écarts”, déclarait-il depuis la tribune de la Verkhovna Rada le 4 mars. C’est le manque de résultats économiques, de responsabilité budgétaire, d’initiatives sociales et de prévisions vis-à-vis de l’apparition du coronavirus qui ont justifié la chute du cabinet d’Oleksiy Hontcharouk. “C’était une équipe de nouvelles têtes, qui a accompli plus que tous les autres gouvernements réunis. Désormais, il faut encore de nouveaux visages, mais avec des cerveaux et des coeurs”
Sondages, oligarques et théories du complot
Pourtant, pour l’expert Anatoliy Oktisiouk de la Maison de la Démocratie, “la véritable raison du renvoi du gouvernement, c’est la côte de popularité en baisse du président”. Celle-ci est passée de plus de 79% en septembre à tout juste 51% maintenant. Si elle était avérée, cette analyse interpellerait, au sujet d’un comédien de carrière qui a assuré ne vouloir servir qu’un seul mandat à la tête de l’Etat, suffisant selon lui pour transformer la vie politique.
Nouvelle figure de cette “nouvelle ère” promise pendant la campagne, Denys Shmygal est en fait un routinier de l’administration publique, qu’il n’a quitté que pour effectuer un passage à la direction de DTEK, la compagnie d’électricité en quasi-monopole en Ukraine, un des joyaux de la couronne de System Capital Management, la holding de l’oligarque Rinat Akhmetov. Plus d’une dizaine de réformateurs prisés par les partenaires internationaux et la société civile ont été évacués, remplacés par des personnalités moins volontaristes. Quatre ministères, dont le portefeuille crucial de l’économie, sont restés en suspens pendant de longues semaines, faute de candidats. Enième signe d’un redémarrage de l’exécutif qui en laisse plus d’un mal à l’aise: Arsen Avakov, ministre de l’intérieur depuis 2014, reste indéboulonnable, malgré les assurances d’un Zelenskyy qui le voyait, en septembre 2019, comme un “ministre temporaire”. Les interrogations sont d’autant plus nombreuses que, selon l’entourage d’Oleksiy Hontcharouk, ce serait en fait sa tentative de remplacer la direction de “TsentrEnergo”, une entreprise énergétique d’Etat, qui en aurait précipité la perte. Le premier ministre a tenté de renvoyer des fidèles de l’oligarque Ihor Kolomoiskiy, provoquant l’ire de ce dernier. L’affrontement qui en a suivi aurait poussé Volodymyr Zelenskyy à écarter son chef de gouvernement. Une hypothèse démentie par la présidence, qui trouve néanmoins un certain écho dans les querelles intestines qui gangrènent la majorité et l’administration présidentielle depuis des mois. Pour beaucoup, l’influence d’Ihor Kolomoiskiy et de Rinat Akhmetov sur le changement de gouvernement est réelle. Elle semblerait indiquer que Volodymyr Zelenskyy est bien moins indépendant des grandes fortunes du pays qu’il ne le clame.
La justice, éternellement politisée?
Ainsi en est-il du renvoi de Rouslan Ryaboshpka. Respecté comme un réformateur anti-corruption, il figurait dans la célèbre conversation téléphonique entre Volodymyr Zelenskyy et Donald Trump, à l’origine de la procédure d’impeachment. Le président ukrainien le présentait alors comme “100% mon homme”. 6 mois plus tard, il le taclait en public: “Si tu n’as pas de résultats, alors libère la place”. Pourtant, Rouslan Ryaboshpka avait néanmoins entamé une réforme inédite de l’institution du bureau du procureur, aux échelons centraux comme locaux. Il avait mis des bâtons dans les roues d’Ihor Kolomoiskiy dans l’enquête sur “PrivatBank”, embarrassé Arsen Avakov en considérant que les preuves exposées par ce dernier pour résoudre le cas de l’assassinat du journaliste Pavel Sheremet étaient “insuffisantes” pour être transmises à un juge, et déplu à beaucoup en modérant la cabale contre Petro Porochenko. L’ancien président est visé par 13 chefs d’inculpation dans des affaires initiées pour la plupart par ses ennemis politiques. Si certaines de ces enquêtes semblent justifiées par ses abus de pouvoir entre 2014 et 2019, ses partisans ont beau jeu de dénoncer une “persécution”.
Dans le discours qui a précédé son renvoi, Rouslan Ryaboshpka ne s’est pas privé de relever l’ironie de sa situation: “le bureau du procureur a vécu en accord avec la loi pendant quelques mois, sur ses 28 ans d’existence. Et c’est pour cela que vous voulez me démettre de mes fonctions aujourd’hui”. 263 députés ont ensuite approuvé sa démission. Il a fallu pour ce faire une coalition inattendue entre des élus du parti présidentiel “Slouga Narodu”, et du parti “Oppozytsijna Platforma – Za Jyttia; Plateforme d’opposition – Pour la Vie”, mené par le poutiniste Viktor Medvetchouk. Pour la journaliste d’investigation Kristina Berdynskykh, le renvoi du procureur général pourrait avoir des conséquences “bien plus graves” que la chute du gouvernement. Et la nomination d’Iryna Venedyktova, le 17 mars, nourrit les inquiétudes. En tant que chef du DBR, celle-ci a personnellement poussé les enquêtes contre Petro Porochenko. Elle a aussi été critiquée pour le choix de ses adjoints. Parmi eux, un ancien avocat de l’autocrate déchu Viktor Ianoukovitch, ou encore un procureur soupçonné d’obstruction à la justice. Pour beaucoup, c’est toute la réforme du système judiciaire, “la mère des réformes” pour la plupart des experts, qui pourrait être remise en cause.
Marchés et créanciers
Dans la même lignée, l’adoption de la loi “historique” visant à libéraliser le code foncier pour ouvrir un marché de la terre, s’en trouve d’autant plus reportée. Une analyse de la banque d’investissement “Concorde Capital” redoute d’ailleurs une “retraite foncière”. L’avènement de Denys Shmygal en alarme certains, quelques jours seulement après que Volodymyr Zelenskyy ait proposé à DTEK de racheter toutes les mines de charbon d’Etat. “Et s’il faut, je demanderai que le comité anti-monopole fasse une exception pour autoriser la transaction”, avait-il déclaré. Dans une autre déclaration, il avait aussi exprimé le voeu de marquer le pas dans l’application de la très controversée réforme de la santé. Autant de sujets qui inquiètent visiblement les négociateurs du FMI. Le renvoi de la très respectée ministre des finances Markarova n’est pas pour les rassurer. Son remplacement par Ihor Oumanskiy, qui avait auparavant souhaité “être plus dur avec le FMI”, laisse à penser que les négociations devraient s’éterniser un peu plus. Conséquence immédiate: la hryvnia dévisse, lentement mais sûrement, sur les marchés de devises étrangères.
La Russie n’est jamais loin
En parallèle des considérations liées aux oligarques et au train de réforme, certains observateurs replacent aussi les évolutions à Kiev dans le contexte géopolitique de la reprise des négociations de paix avec la Russie. De fait, Le chef du bureau du président Andriy Yermak est perçu comme plus conciliant que son prédécesseur Andriy Bohdan. Il a créé la polémique en annonçant la création d’une assemblée consultative au sein du groupe de négociations à Minsk, qui inclurait les représentants des républiques auto-proclamées de Donetsk et Louhansk en tant que parties au conflit, en faisant de la Russie un simple observateur. Serhiy Sikhovo, secrétaire adjoint du conseil national de défense et de sécurité, a décrit la guerre hybride du Donbass comme un “conflit interne”. Et Denys Shmygal a d’ores et déjà créé la polémique en exprimant le voeu, le 5 mars, de rétablir les livraisons d’eau à la Crimée annexée par la Russie. Il est certes revenu sur ses propos dès le lendemain. Mais quel qu’en soit le fond, ce premier couac de communication n’a fait qu’ajouter aux questions, incertitudes et angoisses liées à cette récente refonte de l’équipe Zelenskyy.
Les opposants de la première heure à Volodymyr Zelenskyy, “les 25% qui n’ont pas voté pour lui, y voient un énième signe de trahison. L’éditorialiste Vitaliy Pornitkov se fait particulièrement alarmiste, en considérant qu’une “coalition de Poutine” règne désormais en Ukraine, animée par Volodymyr Zelenskyy, Ihor Kolomoiskiy et Viktor Medvetchouk. Lui analyse la situation au regard du “scénario moldave”: les réformateurs pro-européens de l’ACUM s’étaient alliés en juin 2019 aux socialistes favorables à un rapprochement avec la Russie pour renverser l’oligarque tout puissant Vladimir Plahotniuc. Les premiers se sont fait évincer dès novembre. “La tâche de Zelenskyy est simplement de préparer le terrain pour Medvetchouk”, assure Vitaliy Pornitkov.
Remaniement, restructuration ou revirement?
Sans être aussi radical ou complotiste, l’économiste britannique Timothy Ash relaie la théorie d’un revirement stratégique de Volodymyr Zelenskyy, qui aurait décidé de se passer du FMI, de mener une politique favorable aux oligarques, et de laisser la porte ouverte à d’éventuelles offres d’aide économique venues du Kremlin. Et c’est au sein même de la majorité présidentielle qu’un groupe de députés entend fonder un sous-groupe, une “plateforme démocratique”, dont le manifeste entend “soutenir les réformes engagées par le Président, protéger la souveraineté de l’Ukraine sans faire de compromis sur ses intérêts nationaux, et combattre, et la corruption, et l’influence des oligarques”. Le nombre d’élus intéressés de se joindre à cette plateforme est encore inconnu, mais l’initiative trahit les dissensions internes d’une majorité formée à la hâte, et les incertitudes des réformateurs face aux manoeuvres des oligarques et des groupes pro-russes. Elle sous-entend aussi que le chef de l’Etat a besoin de soutien, et n’a peut-être pas été le maître de son propre remaniement.
Cette première restructuration du “système Zelenskyy” pourrait prendre des dimensions dramatiques dans le contexte de la crise du coronavirus, d’une extrême volatilité des marchés financiers, et de l’impact mondial des mesures de confinement. Si Denys Shmygal a estimé que seules “deux à trois semaines” étaient nécessaires pour remplir les conditions nécessaires au versement d’une nouvelle tranche d’aide du FMI, les travaux parlementaires sont désormais repoussés sine die. Les fondamentaux de l’économie et des finances ukrainiennes semblent certes solides, de même que le soutien des créanciers internationaux. Le pays pourrait aussi bien bénéficier de la guerre du pétrole entre la Russie, les Etats-Unis et l’OPEP. Mais l’Ukraine se retrouve encore une fois à un carrefour, plutôt que la ligne droite promise par Volodymyr Zelenskyy. Beaucoup dépend de l’évolution de la situation, et des prochaines décisions du nouvel exécutif.