Courrier d’Europe Centrale: Dmytro Firtash, un Ukrainien au cœur d’un jeu des nations à Vienne
Article publié sur le site du Courrier d’Europe Centrale, le 01/07/2019
Le suspense qui entoure “l’homme de Vienne” serait-il bientôt levé? Le polar judiciaire que l’oligarque ukrainien Dmytro Firtash vit depuis 2014 n’inclut pas de courses-poursuites haletantes à la manière du “Troisième homme”, le mythique film dans lequel Carol Reed mène Orson Wells dans les égouts du Vienne d’après-guerre. Dmytro Firtash n’en reste pas moins au coeur d’une féroce compétition d’intérêts étrangers. Amorce de dénouement: son extradition vers les Etats-Unis a été autorisée par la Cour Suprême autrichienne le 25 juin. Si elle est actée, elle pourrait avoir des conséquences dans plusieurs pays.
Son arrestation en mars 2014 à Vienne à la demande du FBI avait constitué un choc: Dmytro Firtash figurait alors parmi les 15 premières fortunes d’Ukraine. Ancien pompier, il était devenu richissime dans le gaz et les industries chimiques grâce au soutien actif de partenaires russes hauts placés. Propriétaire d’un empire financier et médiatique, il s’était fait faiseur de roi lors dans les remous politiques de l’Ukraine post-soviétique. Il en était aussi l’une des figures les plus controversées, car décriée comme un protégé du célèbre “vor v zakone” (“voleur dans la loi”, membre de la mafia) russe Semion Mogilevich et un agent d’influence de Vladimir Poutine. Son sort est donc éminemment politique. C’est seulement après la fuite de l’autoritaire et russophile Viktor Ianoukovitch à la suite de la Révolution de la Dignité que son arrestation a été ordonnée.
Dmytro Firtash n’avait passé que quelques jours en prison avant que sa caution de 174 millions de dollars soit payée par un oligarque russe proche du Kremlin. Il n’a pourtant pas pu quitter Vienne depuis 2014. Réclamé par la justice américaine, il est soupçonné d’avoir versé 18,5 millions de dollars de bakchichs à des dirigeants indiens dans le cadre de livraisons de titanium pour le géant de l’aviation Boeing. L’Espagne avait aussi demandé son extradition dans une enquête sur du blanchiment d’argent. La requête avait été rejetée.
La liste de ces multiples acteurs liés au nom de Dmytro Firtash ne serait pas complète sans mentionner Paul Manafort: l’oligarque aurait eu un rôle décisif dans le recrutement du consultant politique américain par Viktor Ianoukovitch. Paul Manafort a été récemment condamné aux Etats-Unis pour évasion fiscale. Il reste une pièce maîtresse de l’enquête sur l’ingérence russe dans l’élection de Donald Trump en 2016. Le représentant légal de Dmytro Firtash aux Etats-Unis est d’ailleurs celui de l’ancien avocat de Michael Cohen, lui aussi en prison.
La première des conséquences de l’extradition de Dmytro Firtash, en parallèle de l’affaire indienne, pourrait donc être un frémissement dans la politique intérieure américaine. Il pourrait coopérer avec les enquêteurs afin d’éviter jusqu’à 80 ans de prison. Et dans ce cas de figure, ses réseaux extensifs et ses activités passées pourraient être la source de révélations inattendues. “Il sait énormément de choses”, commente Tetiana Shevtchouk du centre d’action contre la corruption (Antac), à Kiev. L’experte avance que certains de ses actifs pourraient être confisqués au profit des Etats-Unis.
L’impact de l’extradition de l’oligarque sur son pays d’origine est lui, moins sûr. Si les médias ukrainiens titrent sur “la fin de l’ère Firtash”, ses actifs ne devraient pas y être inquiétés car “l’Ukraine n’est ni le lieu, ni la victime du crime”, ajoute Tetiana Shevtchouk. “Ses partenaires, en particulier Serhiy Lyovochkin, prendront soin de son empire et joueront un rôle plus important qu’auparavant. Mais rien ne changera dans l’essence du business”, se contente d’observer le député indépendant Serhiy Leshchenko. Le parti “Bloc d’Opposition - Pour la Vie!” de Serhiy Lyovochkin est en deuxième position des intentions de vote, en amont des élections anticipées du 21 juillet. La “fin de l’ère Firtash” serait donc toute relative.
Le fait que le sort de l’oligarque ukrainien se règle au-delà des frontières nationales est vécu avec dépit par certains. “Le système judiciaire ukrainien est incapable de rendre justice contre les plus gros criminels”, regrette l’économiste Anders Aslund dans un commentaire à Newsweek. De fait, c’était une enquête aux Etat-Unis pour blanchiment d’argent, et non les procureurs ukrainiens, qui avait mis fin au règne du premier ministre honni Pavlo Lazarenko à la fin des années 90. Bien que l’homme ait été très influent en Ukraine, ses mésaventures américaines n’avaient eu aucun impact sur le système oligarchique et la corruption endémique dans son pays natal.
Pour autant, Anders Aslund espère que l’extradition de Dmytro Firtash puisse “faciliter les réformes économiques et politiques”. Elle contribuerait aussi à solder les legs du système instauré par l’ancien président Petro Porochenko. Une “alliance” existait entre les deux hommes selon Anders Aslund, qui aurait justifié quelques arrangements douteux depuis 2014. Le fait que la décision de la Cour Suprême autrichienne intervienne quelques semaines après la défaite de Petro Porochenko dans les urnes ne serait pas un hasard.
De fait, la procédure concernant Dmytro Firtash en Autriche a été politique, plus que strictement judiciaire. Dans un pays connu pour sa définition très souple du blanchiment d’argent et du respect du secret bancaire, l’avocat en chef de l’oligarque n’est autre que l’ancien ministre de la justice Dieter Böhmdorfer. Le bureau du procureur général Franz Plöchl s’est aussi illustré par sa défense ardue de Dmytro Firtash. Bien introduit dans le beau monde viennois, et défendu bec et ongles par certains analystes occidentaux influents comme Bernard Henry-Lévy, Dmytro Firtash pourrait donc échapper à la justice américaine. La décision appartient désormais au seul ministre de la Justice, Clemens Jabloner. Une réponse est attendue dans la première quinzaine de juillet.