En Ukraine, des ultra-nationalistes pour aider la police?
Le 28 janvier, 600 hommes en uniforme défilaient dans le centre de Kiev, la capitale ukrainienne dans une marche militariste, aux tons des années 1930. Les Natsionalniy Droujyny, traduite par “Brigades”, ou “Milices Nationales”, sont une milice paramilitaire née du bataillon ultra-nationaliste Azov. Dans un pays en guerre depuis 2014, les formations paramilitaires, plus ou moins radicales, font “partie du paysage”. Mais les Droujyny inquiètent: ils se donnent pour mission de garantir l’ordre public dans les rues, et pourrait devenir un contre-pouvoir à l’autorité de l’Etat…
Entre Kiev, Borypil et Tcherkassy, Sébastien Gobert – D&B
Photos: Niels Ackermann / Lundi 13
Sur l’ordre de leur chef, ils entrent un à un dans ce petit casino de la banlieue de Kiev. Sans cris ni violence, ils s’installent. Au vu de leurs visages fermés, de leurs allures athlétiques, et de leurs uniformes estampillés “Natsionalniy Druzhyny”, les clients détalent rapidement. Seuls restent, hébétés, les 3 employés de cet établissement de Boryspil, dans la banlieue de Kiev. “Ce casino n’a plus de license depuis 2014. En plus, il dépend d’une société russe, et sponsorise la guerre dans l’est de l’Ukraine”, explique Maksym, un jeune militant. “Il faut le fermer”. Ce soir, pas besoin de violence. Lui et ses camarades, tous très jeunes, ont appelé la police, et sont déterminés à attendre.
Traduit par “Brigades”, “Milices” ou encore “Vigilants”, les Droujyny sont apparus le 28 janvier. Dans une marche à travers le centre de la capitale, aux accents des années 1930, avec drapeaux, flambeaux et poings levés, plus de 600 hommes ont prêté serment à cette nouvelle formation du régiment paramilitaire ultra-nationaliste Azov. La guerre du Donbass, à l’Est de l’Ukraine, a causé la mort de plus de 10.000 personnes depuis 2014. Elle a aussi favorisé l’émergence de plusieurs groupes paramilitaires, plus ou moins radicaux, qui se sont imposés dans le paysage politique ukrainien. Auréolé du succès de certaines opérations militaires à l’Est, Azov s’est distingué parmi ces “bataillons de volontaires”. Il a développé son parti politique “Natsionalniy Korpus – Corpus National”, et deux associations. Le “Tsviliniy Korpus – Corpus Civil” vise la jeunesse, et brasse parmi les “ultras” de football et les étudiants. “Zirka – Défense et Reconstruction du Pays” est plus dédiée aux vétérans. Avec les Droujyny, tous sont des militants actifs d’un nouvel “Ordre ukrainien”.
Si beaucoup des Droujyny sont actifs depuis plus d’un an, leur prestation de serment officielle a suscité de sérieuses inquiétudes. Le groupe se fixe pour objectif “d’assurer l’ordre public et la sécurité dans les rues”, selon Serhiy Semenov, un de ses portes-parole, à Kiev. Dans un contexte d’augmentation de la criminalité et de paupérisation d’une partie de la société, lui s’insurge contre les “drogués et alcooliques qui pullulent dans nos villes”. Les salles de jeux, illégales ou moralement répréhensibles, sont aussi des objets potentiels de leur attention. Selon ses estimations, les Droujyny comptent déjà plus de 200 hommes à Kiev, et près de 1000 à l’échelle du pays. Comme le sous-titre d’une vidéo de la marche du 28 janvier l’affirme, les Droujyny “n’ont pas peur d’utiliser la force”. Aussi la perspective de voir ces partisans d’un “nationalisme moderne” s’instituer comme un concurrent, voire comme un contre-pouvoir à la police, laisse perplexe.
«Nous sommes juste là pour aider la police», se défend le militant Samson, un rouquin athlétique, dans ce casino de Boryspil. Formellement, les Droujyny sont dans leur droit. En vertu d’une loi sur «la participation des citoyens dans le respect de l’ordre public et la sécurisation de la frontière», des associations peuvent porter assistance aux forces de l’ordre. Les miliciens s’inscrivent même dans une critique amère de la police nationale, impuissante à enrayer la hausse constante de la criminalité depuis 2014. Les espoirs liés à l’apparition tape-à-l’œil de la police de la route, en 2015, sont aujourd’hui déçus. Les jeunes recrues, inexpérimentées et isolées dans un système policier non réformé et corrompu, «ne se sont pas encore affirmées comme forces de maintien de l’ordre»,analyse Samson. Reste la question de la méthode employée par les Droujyny. Pourquoi investir ce casino de manière aussi intimidante ? S’agit-il d’une défense de l’Etat de droit, ou d’une pression contre une entreprise privée ? Le but est-il de forcer la police à «faire son travail» ?
Ces questions resteront sans réponse. Subitement, “Samson” annonce le départ de sa troupe, sans attendre l’arrivée de la police, pour s’atteler à une “tâche plus importante”. Une inconsistance qui rend la scène absurde. Ihor, employé du casino, en plaisanterait presque. Mais il a mal vécu cette intimidation. “Je n’ai rien compris de ce qu’ils voulaient. Ce que j’ai compris, c’est qu’ils peuvent revenir à n’importe quel moment, et qu’ils sont capables de tout…”
Après de longues minutes, une patrouille de police arrive sur les lieux. Loin de s’affoler, l’officier Vitaliy Droujenko se contente de constater: “La license du casino est en règle, il n’y a eu aucun dommage, aucune violation. Donc je ne vois pas ce que je peux faire de plus”. Ce policier de banlieue n’a visiblement pas reçu de lignes directrices de sa hiérarchie, et préfère clore l’affaire. De fait, le ministère de l’intérieur “n’a défini ni les compétences, ni les limites de l’autorité des Droujyny”, regrette Tatiana Cooper, directrice du bureau ukrainien de Human Rights Watch. Au contraire, les officiels de l’Etat se sont distingués par une foule de “messages contradictoires”.
Si certains fonctionnaires ont ainsi accueilli “l’aide” des Droujyny avec prudence, d’autres ont dénoncé une simple opération de communication. Le chef de la police de la route de Kiev, Iouriy Zozoulia, a lui fait mine de ne pas comprendre l’intérêt des Droujyny, en exhortant “ceux qui veulent vraiment protéger l’ordre public … à rejoindre les rangs de la police nationale”. La réaction du ministre de l’intérieur, Arsen Avakov, a été scrutée avec intérêt. Depuis 2014, le politicien est considéré par nombre d’observateurs comme le principal protecteur et sponsor d’Azov, qu’il utiliserait, en certaines occasions, comme une “armée privée”. Des allégations non-prouvées qu’Arsen Avakov nie en bloc. Mais c’est seulement après un long silence, confronté à une vague de critiques très négatives, tant en Ukraine qu’à l’étranger, qu’il s’est distancé des Droujyny, en condamnant les “groupes militaires alternatifs qui tentent de s’imposer dans la rue”.
Depuis début février, l’assurance du ministre ne change pourtant rien à la situation sur le terrain, où les Droujyny patrouillent et mènent différentes actions librement. Une implantation qui pose question, dans la mesure où “l’affiliation des Droujyny avec l’idéologie d’extrême-droite est alarmante”, poursuit Tatiana Cooper. De fait, Azov et ses différentes organisations sont décriées pour leur ultra-nationalisme, leur agenda conservateur, et leur symbolisme fascisant. Certains des membres sont ouvertement néo-nazis, même si le mouvement tente aujourd’hui de relativiser les critiques. “Nous nous revendiquons d’un ordre moral et militariste qui donne un cadre de vie à nos membres, entretien une discipline”, explique Serhiy Semenov. “Nous ne nous considérons pas pour autant comme fascistes… Beaucoup de nos militants se réfèrent à des temps bien plus anciens, comme le royaume de la Rous’ de Kiev, au 9ème siècle, ou la mythologie scandinave…”
Pour la militante des droits de l’homme Halyna Coynash, la digression réthorique n’enlève rien au fait qu’Azov a démontré, depuis sa création en 2014, “une certaine intolérance” vis-à-vis de minorités ethniques, d’étrangers ou encore de la communauté LGBT. “Les Droujyny sont-ils à même d’aider la police à défendre la loi qui garantit une égalité de droit pour tous, et protège les minorités de discriminations?”, s’interroge Tatiana Cooper. La question essentielle du financement pose aussi question. Serhiy Semenov parle de “dons de particuliers et de petits hommes d’affaires”. Le fait que les occupants du casino de Boryspil ne disposaient pas tous d’un même uniforme peut trahir certaines lacunes dans le financement des équipes de terrain. Il n’empêche que la marche du 28 janvier a requis des moyens considérables, qui laisse imaginer de puissants soutiens, économiques et politiques. Le risque de voir les Droujyny comme le bras musclé de certains groupes intérêts dans la campagne des présidentielles et législatives de 2019, est pris très au sérieux.
D’autant que “l’assistance” à la police nationale ne va pas de soi. Plusieurs vidéos, largement diffusées sur les réseaux sociaux”, font état de violents affrontements entre Droujyny et forces de l’ordre. Ces échauffourées sont loin d’impliquer les seuls militants d’Azov. D’autres groupes paramilitaires nationalistes, qui entendent aussi assurer un rôle de gardien de la paix, font parler d’eux de manière scandaleuse. Le 18 février, certains groupes se sont ainsi livrés à l’attaque de banques russes dans le centre de Kiev. Dans de nombreux cas, la police apparaît désemparée, et sur la défensive vis-à-vis des Droujyny et autres groupes. De quoi douter de la capacité de réaction de l’Etat en cas de débordement sérieux.
Une scène a ainsi créé un certain émoi, à Tcherkassy, à 200 kilomètres au sud-est de Kiev. Le 30 janvier, une vingtaine de Droujyny s’imposait dans la session du conseil municipal, en plein blocage sur le vote du budget 2018. Cagoulés, bras croisés, les militants ont bloqué les accès de la salle en attendant que les conseillers municipaux, intimidés, les yeux au sol, dénouent la situation. Une fois le budget adopté, le secrétariat du conseil s’est auto-dissous. “Nous étions venus défendre notre position citoyenne”, explique le chef de la section locale des Droujyny, Iouriy Tetrychnyk. “Nous ne voyons pas cela comme de l’intimidation. Vous savez, si certains conseillers se sont sentis mal à l’aise, c’est parce qu’ils étaient à l’origine du blocage du budget. Ils n’avaient qu’à s’en prendre à eux-mêmes…”
A la session suivante, le 6 février, le bâtiment de la mairie déborde de policiers, venus “prévenir de nouveaux incidents”. Sans pour autant nommer explicitement les Droujyny. Les conseillers municipaux, eux, se refusent à considérer l’incursion du 30 janvier comme une manoeuvre d’intimidation contre une assemblée d’élus. Aucun n’a d’ailleurs porté plainte. “Ca nous a permis de débloquer la situation, et ça n’a fait de mal à personne”, explique avec béatitude Olekskiy Romanov, élu de “Samopomitch – AutoAide”, un parti d’inclination chrétien-démocrate. “Les Droujyny de la semaine dernière, je les connais bien. J’étais avec eux sur le Maïdan, à Kiev, en 2014. Ce sont des jeunes super”.
L’acceptation locale des Droujyny, voire la complaisance des élus, est un bon signe pour Iouriy Tetrychnyk. Avec une quarantaine de militants bénévoles, lui est à la tête d’une des principales sections régionales des Droujyny. La tâche est considérable à Tcherkassy, explique le jeune homme, en raison des problèmes sociaux dans la ville, et de la pratique du braconnage aux abords du fleuve Dnipro. Il est aussi accaparé par le développement d’un nouveau projet: les Droujyny ont obtenu une subvention municipale de 2 millions de hryvnias (environ 60.000 euros) pour le développement d’un stand d’entraînement au tir pour les enfants. “Il faut qu’ils comprennent, dès leur plus jeune âge, que les armes ne sont pas une agression, mais une défense”, explique-t-il avec naturel. A le croire, de nombreux parents sont intéressés par l’initiative. “Nous sommes très bien acceptés ici. Vous savez, les réactions négatives à l’apparition des Droujyny, cela veut juste dire que les gens ne nous connaissent pas assez… Il nous faut expliquer nos objectifs, et multiplier nos actions”.