Libé: “Le président Zelensky, c’est l’Orient Express d’Agatha Christie sans conducteur”

Analyse publiée sur le site de Libération, le 19/05/2019

Lundi, le comédien doit être investi à la tête du pays. Elu sur des promesses de changement dans le système judiciaire et les institutions, il va devoir prendre la mesure de son nouveau statut, cinq mois avec les élections législatives.

«J'avais demandé à la Verkhovna Rada [Parlement] d'organiser mon investiture le 19 mai, un dimanche, pour éviter les embouteillages. Les députés ont décidé du lundi 20 mai, ce qui va causer de nombreux problèmes dans le centre-ville. Je m'en excuse.» Dans une vidéo enregistrée sur smartphone, Volodymyr Zelensky semble fatigué avant même sa prise de fonctions en tant que président de l'Ukraine. Mais il ne se prive pas d'une pointe de combativité cynique : «La Rada nous a créé des complications. Nous, je vous le promets, on va se la faire.» Le ton est donné. Celui de la «fin d'une époque», comme promis sur les affiches de sa campagne présidentielle.

Une large partie du succès de l'outsider ­Zelensky, humoriste à l'ascension poli­tique fulgurante, a reposé sur l'exigence d'un renouvellement radical de la classe ­dirigeante, taxée d'incompétence et de corruption depuis l'indépendance de l'Ukraine, en 1991. «Plus de 200 des 423 députés actuels devraient être en prison», explique le consultant Nikita Potourayev. Le président Volodymyr Zelensky est censé garantir l'indépendance du système judiciaire et l'impartialité des institutions d'Etat, ce que n'était pas parvenu à faire son prédécesseur, Petro Porochenko.

Recomposition de la classe dirigeante

Les motivations de la nouvelle équipe dirigeante semblent claires, mais ses moyens d’action sont limités. Le jeune parti Slouga Naroda («le Serviteur du peuple») de Volodymyr Zelensky ne disposera d’aucun groupe parlementaire avant les prochaines législatives, prévues le 27 octobre.

La perspective d’élections anticipées, soutenue par 38 % des Ukrainiens selon le centre Razoumkov, soulève un vif débat en Ukraine. L’équipe de Volodymyr Zelensky aurait cherché un moyen légal d’organiser un scrutin prochainement. En réaction, un des prin­cipaux partis dans l’hémicycle, le Narodny Front («Front ­populaire»), a récemment manœuvré pour bloquer la possibilité d’une dissolution. A travers cette question très technique se joue la recomposition de la classe dirigeante autour de Zelensky. Slouga Naroda, formation qui ressemble à En marche, est créditée d’environ 40 % des intentions de vote dans le cas d’élections anticipées. Le nouveau président peut-il ­offrir des perspectives concrètes à une majorité de députés, pour le soutenir dans son initiative de dissolution ? Ou bien va-t-il s’aliéner l’ensemble de la classe politique et entamer son mandat dans un climat de blocage constitutionnel ? L’influence des soutiens de Volodymyr Zelensky, en premier lieu l’oligarque Ihor Kolomoisky, sera décisive. La marge de manœuvre de Zelensky sera aussi déterminée par de multiples retournements d’alliances. Plusieurs partenaires du sortant, Petro Porochenko, ont déjà annoncé leur intention de mener leurs partis aux législatives. Le maire de Kiev, Vitaly Klitschko, le Premier ministre, Volodymyr Hroissman, ou le chanteur de rock Sviatoslav Vakartchouk pourraient ainsi bénéficier d’une élection anticipée.

Forces obscures

Avec ou sans majorité parlementaire, l'équipe de Volodymyr Zelensky assure vouloir se mettre au travail dès la passation de pouvoir. Avec pour priorité «la conduite d'un audit de l'Etat, afin de comprendre notre situation», selon l'idéologue Rouslan Stefantchouk. L'équipe aurait aussi préparé dans le secret une série de propositions de lois et de ­décrets visant à consolider l'Etat de droit. Il reviendra par ailleurs à Volodymyr ­Zelensky d'apporter une réponse aux récentes pressions russes. Le Kremlin a annoncé courant avril de nouvelles sanctions commer­ciales et énergétiques. Vladimir Poutine a décidé d'une procédure simplifiée de passeports russes pour les Ukrainiens habitants l'Est en guerre. Les «réactions» que le président élu avait annoncées, début mai, ne sont pas encore connues. «Volodymyr Zelensky, c'est l'Orient Express d'Agatha Christie sans conducteur, estime le journaliste Vitaly Pornikov. Le prochain arrêt, est-ce Washington ou Moscou ? Personne ne sait.»

Elu au terme d'une campagne inédite, Volodymyr Zelensky a limité ses prises de parole au minimum, entretenant le flou. Malgré une victoire avec 73 % des suffrages, le comédien ne s'est livré à aucun bain de foule ou ­événement public le soir du second tour. Il n'apparaît ­depuis que par vidéos interposées. Pour ses détracteurs, Volo­dymyr Zelensky symbolise ainsi un «président ­virtuel», derrière lequel se ­tiendraient des forces ­obscures. C'est à partir de son ­investiture, lundi, que les Ukrainiens devraient ­apprendre à connaître en chair et en os leur nouveau président.

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