Libé: Corruption: avec Porochenko, l’Ukraine condamnée à l’impunité

Article publié dans Libération, le 19/03/2019

Juges à l’intégrité douteuse, tribunaux lents, alliance avec des oligarques… Malgré quelques avancées, le bilan du Président, élu en 2014 pour faire le ménage dans le pays et à nouveau candidat le 31 mars, ne convainc pas.

Photo: Niels Ackermann / Lundi 13

Il est l’un des visages de l’Ukraine du président Petro Porochenko. Son ancien patron, un parrain de la mafia d’Odessa, est surnommé «l’Ange». Une protection qui porte visiblement chance à Hennadiy Trukhanov, le maire de la troisième ville d’Ukraine, sur les bords de la mer Noire. A 54 ans, il est aisément reconnaissable à son crâne chauve, et à son allure sportive et élégante. Son service de sécurité, ou des voyous recrutés dans des salles de sport, se chargent d’écarter les journalistes dérangeants et les critiques politiques. Dans une Ukraine en guerre contre la Russie depuis 2014, il a dû dissimuler ses opinions traditionnellement prorusses. Il a renoncé sur le tard à sa deuxième citoyenneté russe, interdite par la Constitution ukrainienne. Son empire de sociétés offshore a figuré au premier plan des Panamá Papers de 2016. Trukhanov a été arrêté en février 2018 pour le détournement de 185 millions de hryvnias (environ 6,1 millions d’euros) de fonds publics. Remis en liberté rapidement, il est encore aujourd’hui le maire très actif d’Odessa.

Alors que le chef de l’Etat joue sa réélection dans le scrutin du 31 mars, l’heure est au bilan de celui qui avait promis de faire le ménage dans l’équipe corrompue de Viktor Ianoukovitch, le président déchu par la révolution de Maidan en février 2014. Ce dernier a certes été condamné à treize ans de prison par contumace pour haute trahison. Mais des 35,3 milliards d’euros qui auraient été détournés sous son règne, seuls quelques millions ont été recouvrés. Aucun haut dignitaire de l’ancien régime n’est derrière les barreaux. Beaucoup sont réfugiés à l’étranger. Ceux restés en Ukraine, dont Hennadiy Trukhanov, peuvent être sous le coup de plusieurs enquêtes : ils ne semblent pas inquiets pour autant. L’incapacité de la justice à obtenir des résultats est un révélateur du climat d’impunité dont profite la classe politique dans son ensemble, y compris les dirigeants actuels.

Hennadiy Trukhanov est ainsi «protégé par le système», assure l'avocate Anastasia Krasnosilska, du Centre d'action contre la corruption (Antac). En février 2018, il avait suffi de simples garanties d'un député du parti de Porochenko pour le libérer, sans payer la caution de 50 millions de hryvnias (environ 1,6 million d'euros). «Les procureurs font traîner les procédures, en attendant que les conditions soient réunies pour abandonner les poursuites, ou pour confier l'affaire à un tribunal corrompu», poursuit la juriste.

Les procédures contre Hennadiy Trukhanov dans le détournement des 185 millions de hryvnias sont d'ailleurs closes depuis le 6 mars, à la suite d'une décision de la Cour constitutionnelle d'invalider une loi punissant l'enrichissement illicite. Soixante-cinq enquêtes de ce type ont dû être fermées, privées de base légale. La décision est décriée par beaucoup comme étant politique, dans la mesure où certains juges de la Cour, recomposée ces dernières années, sont inféodés à Porochenko. Mais le chef de l'Etat ignore les critiques et se revendique champion de la lutte anticorruption. Il propose une nouvelle loi pénalisant l'enrichissement illicite. Bémol pour l'Antac : le nouveau texte serait «pire» qu'une loi de l'ère Ianoukovitch. Tout en tentant de sauver la face, l'enjeu de la manœuvre serait de donner des gages d'impunité à la classe politique avant les élections, et d'en finir avec une série d'enquêtes gênantes avant le début de l'activité de la Haute cour anticorruption.

Scepticisme

La future instance, qui doit être lancée entre fin mars et mi-avril, est très attendue. Beaucoup d'enquêtes retentissantes des dernières années ont échoué dans des petits tribunaux de quartier, où des juges à la solde d'intérêts particuliers prononcent des non-lieux. Aussi, une nouvelle cour, «transparente et irréprochable, devrait devenir la pierre d'angle» des institutions de lutte contre la corruption, commente Vitaliy Tytych, ancien coordinateur du Conseil public d'intégrité. Porochenko s'y est longtemps opposé, avant d'être contraint d'encadrer sa création sous pression de la société civile et de ses partenaires occidentaux. Malgré un processus de sélection médiatisé et contrôlé par des experts internationaux, au moins sept candidats dont l'intégrité a été mise en doute ont été préqualifiés. «Cette cour va probablement devenir une nouvelle institution hybride : un peu indépendante, un peu sous contrôle», déplore Vitaliy Tytych.

Longtemps impliqué dans la supervision de la réforme du système judiciaire, il s'est placé en retrait, en constatant le «caractère vicié» de toute l'architecture de lutte anticorruption. «Beaucoup de ceux qui auraient dû être renvoyés en 2014 sont encore ici, et leur dépendance vis-à-vis du système politique est évidente.» Un scepticisme relayé de manière très directe par l'ambassadrice des Etats-Unis, Marie Yovanovitch, le 5 mars. En regrettant «l'échec de la réforme», et le «manque de progrès dans la lutte contre la corruption», elle a dénoncé la complaisance des institutions d'Etat vis-à-vis du système oligarchique et corrompu qui gouverne l'Ukraine depuis son indépendance, en 1991. La diplomate pointe du doigt 31 juges «à l'intégrité douteuse», qui seraient en passe d'être nommés à la Cour suprême. Et de réclamer publiquement le remplacement du chef du département spécial anticorruption auprès du procureur général, Nazar Kholodnytsky, discrédité par des scandales à répétition. A travers la sortie peu diplomatique de l'émissaire américaine, l'exaspération des chancelleries occidentales, soutiens politiques et financiers de l'Ukraine depuis 2014, est palpable.

Les changements des dernières années sont pourtant considérables. Une récente étude du think tank Institute for Economic Research and Policy Consulting (IER) relève une réduction des «opportunités de corruption» entre 2014 et 2018. Les finances publiques ont été stabilisées, et le secteur bancaire épuré. Les marchés publics, autrefois une source majeure de détournement de fonds, sont aujourd'hui opérés par le système transparent ProZorro. L'Ukraine demeure néanmoins 120e sur 180 pays en termes de perception de la corruption, selon Transparency International. «C'est le comportement des forces de l'ordre et des autorités judiciaires qui conditionne une telle perception», explique Karl Volokh, l'un des auteurs de l'étude de l'IER. Les violences parfois mortelles à l'encontre de militants anticorruption, journalistes, et témoins à charge, alimentent cette vision d'une corruption irréductible, impunie, qui irrigue les plus hauts niveaux de l'Etat.

Séisme politique

Dernier en date, c'est un scandale dans le secteur de la défense qui déchire la classe politique. Des journalistes d'investigation de l'équipe Nashi Hroshi («Notre argent») ont mis au jour un circuit de contrebande d'équipements militaires russes, vendu au prix fort à l'armée ukrainienne. La combine, de 2015 à 2017, aurait rapporté au moins 8,2 millions d'euros à la famille d'un proche collaborateur de Petro Porochenko, le secrétaire adjoint du Conseil national de sécurité et de défense. Les allégations de fraudes étaient nombreuses concernant le secteur de la défense, dont les marchés publics sont tenus secrets à 80 %. Dans un pays en guerre, une telle enquête, étayée et chiffrée, est un séisme politique.

Comble du scandale : toutes les institutions de lutte contre la corruption qui auraient dû s’attaquer à cette affaire l’ont en fait couverte. Certains enquêteurs auraient reçu des compensations matérielles. Le Bureau national anticorruption (Nabu), institution chérie des réformateurs, est aussi éclaboussé.

Du côté des autorités, le ton est à l'embarras. Entre deux déclarations loufoques, le procureur général Iouriy Loutsenko assure qu'il enquêtait sur cette affaire «depuis longtemps», et que les journalistes lui ont juste damé le pion. Le président-candidat Porochenko, quant à lui, prend ses distances et exige que toute lumière soit faite. Difficile pourtant de croire qu'il n'était pas au courant. «On ne peut pas placer ses amis, leur donner les pleins pouvoirs, les célébrer comme des réformateurs exceptionnels, et expliquer que l'on n'était pas au courant quand ça va mal. Ce n'est pas sérieux», commente Denis Bihus, le journaliste à l'origine de l'investigation. Dans le même temps, son équipe a révélé que les chantiers navals que possède toujours Petro Porochenko ont gagné au moins un demi-milliard de hryvnias (environ 16,2 millions d'euros) dans des contrats d'entretien de la flotte ukrainienne.

«Dé-oligarchisation»

Pour un président qui se défendait d'être un oligarque et promettait de «couper les mains» de ceux qui s'enrichiraient aux dépens d'une armée en guerre, la tache pourrait être indélébile. Alors que Porochenko avait promis une «dé-oligarchisation» du pays après la révolution de 2014, son système de gouvernance repose avant tout sur des alliances avec des oligarques. Lui et sa famille font des apparitions régulières sur la chaîne Ukraina de Rinat Akhmetov. Ancien sponsor de Viktor Ianoukovitch, il est encore aujourd'hui l'homme le plus riche du pays, grâce en partie à des importations d'énergie surévaluées. Les Porochenko sont aussi très investis à Odessa, où chaque apparition avec le maire, Hennadiy Trukhanov, «vise à s'assurer du soutien local en vue des élections», analyse la députée d'opposition Svitlana Zalishchouk.

Ces alliances locales, combinées à l’utilisation de ressources administratives, à des achats d’électeurs, dénoncés par de nombreux observateurs, pourraient offrir un second mandat au président sortant. Il est aussi aidé par le réflexe légitimiste d’une partie de l’opinion publique, qui lui reconnaît un bilan et le considère comme un moindre mal. Aucun de ses adversaires n’offre en effet d’alternative crédible. La carrière de l’ancienne Première ministre, Ioulia Timochenko, est teintée de scandales de corruption. Quant au candidat antisystème actuellement en tête dans les sondages, l’acteur Volodymyr Zelenskiy, ses liens avec l’oligarque Ihor Kolomoiskiy et ses capacités générales à gouverner efficacement soulèvent de nombreuses questions. «Cette élection ne devrait rien changer à la nature de la lutte contre la corruption, estime l’avocat Vitaliy Tytych. Le moment historique de déconnexion de l’Etat et de l’oligarchie est passé. Ce que nous vivons n’est que les soubresauts d’une opportunité manquée.»

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