LLB: Dans l’est de l’Ukraine, les “purificateurs d’eau”

Reportage publié dans La Libre Belgique, le 28/11/2019

“L’eau est un problème majeur dans la région. Ce que nous faisons, c’est œuvrer à améliorer les conditions d’usage pour la population.” Dans un large espace de coworking moderne, Olena Hapon présente avec fierté la gamme de production de la société SVOD : des filtres de différentes catégories, qui améliorent la qualité de l’eau destinée aux appareils électroménagers : chauffe-eau, lave-linge, etc. “Cela peut paraître bénin pour les Européens de l’Ouest, mais l’entartrage et la rouille entraînent de sérieuses complications de santé et des problèmes de peau, sans oublier des dépenses considérables d’entretien.”

Soit une révolution à Severodonetsk, la capitale de la région de Louhansk dans l’extrême-est de l’Ukraine. La qualité de l’eau y est notoirement médiocre en raison d’une forte pollution industrielle et de la contamination des nappes phréatiques suite aux inondations d’anciennes mines de charbon. Les histoires d’eau poisseuse et malodorante dans les douches d’hôtels sont parmi les anecdotes les plus fréquentes des voyageurs. La guerre qui déchire la région depuis 2014 n’a rien arrangé. Le conflit a causé la mort de plus de 13000 personnes, et a ruiné une partie des infrastructures publiques.

Plus que de simples outils de détartrage, certains filtres améliorent la qualité de l’eau. SVOD ne produit pas d’épurateur capable de produire de l’eau potable, mais les utilisateurs ont à disposition une eau épurée pour se doucher ou encore laver la vaisselle. “Et c’est facile d’utilisation: ce petit filtre qui tient dans la main, par exemple, a la capacité de nettoyer jusqu’à 70.000 litres d’eau, ce qui suffit à la consommation d’une personne pour un an”, poursuit Olena Hapon pendant un tour de l’atelier de fabrication.

Depuis 2009, la société SVOD commercialise une série de filtres à usage domestique, portée par une stratégie de marketing pensée par Olena Hapon et détonante pour cette région post-soviétique. L’intérieur des bureaux ressemble à un autre monde, coupé de la friche industrielle qui les entoure. Sur les murs, des peintures géantes en hommage à la série américaine “Breaking Bad” ironisent sur l’aspect “chimiste fou” que partagent les acteurs principaux et les inventeurs de ces filtres. Mais au lieu de vendre des drogues dures, la promesse est ici toute autre: “Nous allons la purifier, votre eau!”

Dans ce cas comme dans beaucoup d’autres en Ukraine, c’est la chute de l’URSS qui est à l’origine des problèmes. “Nous avons eu de plus en plus de coupure d’eau chaude, et les gens se sont mis à utiliser des chauffes-eau individuels. Mais l’eau ici est pleine de calcaire, et source d’incrustations qui abiment le matériel”, explique Boris Shoukailo, chimiste et directeur de l’institut de recherche associé à SVOD. Lui et une poignée de camarades chercheurs ont développé des filtres, testés dans leurs propres appartements. “Quand le tambour de mon lave-linge est tombé en panne, les réparateurs sont restés bouche-bée: pas une trace d’incrustation après dix ans de fonctionnement!”. Vêtu d’un polaire trop large, dans sa soixantaine, l'air ingénu, Boris Shoukailo fait mine d’un génie improvisé. Il a néanmoins de la suite dans les idées. “Nous avons décidé de commercialiser nos découvertes. Et ça a marché!”

SVOD et l’institut emploient aujourd’hui 150 personnes environ, et leurs produits sont incontournables sur le marché ukrainien. La société est aussi très active dans les pays de la Communauté des Etats Indépendants (CEI) héritière de l’URSS: Russie, Kazakhstan, Biélorussie, etc. Les tensions géopolitiques depuis 2014 ont néanmoins coûté un certain nombre de marchés orientaux à SVOD. L’Ukraine s’est de fait mise en retrait de la CEI, en maintenant sa participation sur une “stricte base sélective”. “Cela a été la conséquence la plus difficile à gérer de la guerre”, confesse Oksana Dmitrenko,  responsable des exportations. La ligne de front a beau se trouver à seulement 30 kilomètres au sud de Severodonetsk, “nous ne ressentons pas l’impact du conflit de manière physique. Par contre, les querelles commerciales nous ont compliqué la vie”. Combattante, elle travaille avec des partenaires étrangers comme USAID pour se rediriger vers les marchés occidentaux.

C’est pourtant en Ukraine, et en particulier dans les régions de l’est, que les enjeux sont les plus importants. La ville portuaire de Marioupol, plus au sud, est d’ailleurs la cible d’un vaste projet international visant à en faire la première ville du pays à offrir de l’eau potable au robinet d’ici à 2022-23. Une ambition folle dans cette métropole encerclée d’immenses usines métallurgiques, et qui se heurte à des défis considérables d’approvisionnement de l’eau depuis la zone de guerre. Boris Shoukailo scrute néanmoins ce projet de près. Lui a récemment aidé à l’assainissement des eaux du lac “Duboviy Hay”, dans une autre région, pour y permettre la baignade. Plus généralement, les dirigeants de SVOD et de l’institut se sont aussi investis dans des activités à caractère social à Severodonetsk. “Nous vivons ici, il faut participer au bien-être de la région, pour les générations futures”, conclut Boris Shoukailo.

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