Courrier d’Europe Centrale: Dans les Carpates ukrainiennes, menacées par la déforestation et les grands projets de ski

Reportage publié sur le site du Courrier d’Europe Centrale, le 29/11/2019

Sous un alignement de cinq drapeaux, un petit filet d’eau s’écoule d’un monument de pierre. En cette fin d’un septembre sans pluies, le débit est remarquablement faible. Pourtant depuis cette source dans les hauteurs des Carpates ukrainiennes s’écoule un des cours d’eau les plus importants de la région. Autrefois surnommée “la plus hongroise des rivières”, la Tisza travers aujourd’hui 5 pays, en se jetant dans le Danube jusqu’à la mer noire. “La rivière prend rapidement de l’ampleur grâce à l’humidité qui caractérise ce massif de Svydovets”, commente Oreste Del Sol, un fermier français établi dans la région de Transcarpathie depuis 1992. “Mais tout pourrait être remis en cause par ce projet de station de ski…”

Dans cette zone quasiment épargnée par l’homme, qui abrite parmi les dernières forêts primaires d’Europe, un projet ambitieux prévoit la construction d’une ville nouvelle de 30.000 habitants. 230 kilomètres de pistes de ski, 120 restaurants, 60 hôtels et 400 maisons privées pourraient s’inscrire dans l’ambition du président Volodymyr Zelenskyy de faire des Carpates “les Alpes de l’Europe de l’Est”. Un projet justifié par le manque d’infrastructures touristiques dans la région, et le besoin “de créer des emplois pour développer la région”, martèle Olga Ivanova, avocate du projet. Les montagnes sont parmi les régions les plus défavorisées du pays. Isolées dans des villages mal desservis par des routes défoncées, les populations locales émigrent ou survivent de petits trafics, comme la contrebande à travers les frontières roumaine, hongroise et slovaque, ou la coupe illégale du bois.

“Nous ne sommes pas contre le développement des infrastructures régionales”, explique Lukas Straumann, un militant environnemental et expert anti-corruption du fonds Bruno Manser, à Berne. “Ce projet est néanmoins inspiré des modèles des années 70. D’une part, il y avait plus de neige à l’époque, ce qui rendait ces stations en hauteur plus rentables. D’autre part, les dégâts environnementaux sont évidents aujourd’hui”. De fait, les questions d’équilibre hydraulique, de traitement des eaux usées et des déchets reste une énigme.

L’investissement conséquent qui toucherait Svydovets comparé à la déliquescence des infrastructures régionales implique de plus un risque de monopolisation du tourisme hivernal au profit de Svydovets et du bénéficiaire de la société de développement, l’oligarque Ihor Kolomoiskiy. Celui-ci contrôle déjà la station avoisinante, Bukovel. Lukas Straumann a donc fait le déplacement depuis la Suisse pour aider des militants locaux dont Oreste del Sol dans une campagne d’opposition au projet. Eux dénoncent de nombreux vices de procédure, et ont lancé plusieurs recours en justice, s’agissant de l’initiation d’une étude d’impact environnemental ou de la manière opaque dont on été menées des consultations citoyennes dans les trois villages concernés.

A Tchorna Tysza, la première localité traversée par la rivière, l’essentiel des habitants rencontrés soutient le projet dont ils attendent des perspectives économiques. Peu connaissent pourtant les détails du projet. “J’imagine que les promoteurs ont pensé à tout”, assure Andriy, un instituteur qui ramène sa vache chez lui en fin de journée. “Des conséquences négatives? Il m’est difficile d’imaginer une situation pire que celle que nous connaissons actuellement”. Derrière lui rugit le moteur d’un camion chargé de troncs de bois, qui descend des montagnes vers la vallée. “Quand je me suis installé ici, la colline là était couverte d’arbres. Aujourd’hui, il ne reste rien”. Dans les sommets, ce sont des dizaines de bûcherons qui sont affairés à couper du bois, au vu et au su des gardes-forestiers.

“La plupart de cette activité est illégale”, explique Dmytro Karabtchouk du WWF. “On estime qu’un million de mètres cube sont coupés chaque année, ce qui représente environ 100 millions de dollars qui disparaissent dans l’économie parallèle”. A Svydovets, les militants civiques lient les coupes sauvages à une préparation du terrain pour les travaux de la station de ski. “Ce sont les mêmes mafias qui coupent le bois, et cherchent à développer un projet ici” explique Oreste Del Sol. Il s’est lié d’amitié avec le patron d’une scierie légale, Valeriy Pavlouk, lui aussi mobilisé contre ces trafics. “Depuis que j’essaie de dénoncer la déforestation sauvage, je suis la bête noire de mon village voisin de Loupokhovo”, se lamente-t-il. “Il faut dire que tout le monde en vit, ici…” Lui dénonce insultes et intimidations qui ont compliqué sa vie et celle de sa famille.

L’ancien président Petro Porochenko avait été critiqué par son rival Volodymyr Zelenskyy pour manquer d’empêcher les coupes illégales. Mais depuis l’investiture de ce dernier en mai, l’activité continue sans obstacle. “C’est tout le système de gestion des forêts qu’il faut refondre”, insiste Tara Ganesh, une experte britannique pour l’ONG Earth Sight, auteure de plusieurs rapports sur le phénomène. “L’essentiel des coupes a lieu dans les forêts d’Etat, les plus nombreuses en Ukraine. Ceux qui délivrent des licences d’exploitation et d’exportation sont aussi ceux qui profitent du trafic”.

Dans la capitale de région Oujhorod, Ihor Bondarenko, gouverneur récemment nommé par Volodymyr Zelenskyy assure être “au courant du problème”. Il promet des résultats rapides, permis notamment par le licenciement, en septembre, du directeur de l’agence des forêts. Pour autant, “le conflit d’intérêt est inhérent à l’ensemble des institutions d’Etat, des gardes forestiers aux agents des douanes”, dénonce Tara Ganesh. L’essentiel du bois ukrainien est destiné à l’exportation. De 1,919 millions de tonnes en 2006, l’UE-28 a importé 4,387 millions en 2016. L’Ukraine représente à elle seule 6% des importations de bois dans le marché unique. A Kiev, la délégation (ambassade) de l’UE assure travailler à un ensemble de règles de conduite pour inciter les entreprises européennes à vérifier l’origine de leurs achats.

Une initiative tardive, et soumise au bon vouloir des entrepreneurs. Or, le temps presse dans un pays où la couverture forestière ne représente que 15% du territoire, contre 23% en Belgique et 31% en France. “Ils abattent des arbres si rapidement que bientôt, on n’aura plus aucun endroit pour se cacher et être tranquille…”, se désole Valeriy Pavlouk.

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