LLB: Une nouvelle aventure, sportive, pour des vétérans de guerre ukrainiens

Reportage publié dans La Libre Belgique, le 28/09/2017

Les Jeux Invictus rassemblent quelque 550 vétérans de guerre de 17 pays. Parmi eux, Oleksandr Tchoub, vétéran de la féroce bataille de l’aéroport de Donetsk en 2014-2015.

“En général, les journalistes ne s’intéressent pas à mon histoire, car elle n’est pas tragique…” De fait, Oleksandr Tchoub, 30 ans, n’a rien d’une gueule cassée. Cet ancien “Kyborg”, vétéran de la féroce bataille de l’aéroport de Donetsk en 2014-15, a encore ses deux bras et la tête sur les épaules. Et maintenant que sa jambe droite est remise de ses fractures multiples, il se lance dans des rallyes vélo de 200 kilomètres par jour. C’est à ce titre qu’il va représenter l’Ukraine aux “Jeux Invictus”, une compétition sportive rassemblant quelques 550 vétérans de guerre de 17 pays. La troisième édition se tient à Toronto, au Canada, du 23 au 30 septembre. L’Ukraine, engagée dans une guerre hybride contre la Russie depuis 2014, y participe pour la première fois avec une équipe de 15 athlètes.

Pour le Président Petro Porochenko, les Jeux Invictus sont une bonne occasion de promouvoir l’Ukraine et ses vaillants soldats, qui “ont arrêté l’agresseur russe et surmonté leurs blessures”. Pour les organisateurs, il s’agit avant tout d’utiliser Invictus et son slogan “Je Suis” comme un modèle de rééducation de vétérans. Pour Oleksandr Tchoub, baroudeur, produit d’une Ukraine post-soviétique en constante mutation, c’est l’opportunité d’un nouveau voyage, et d’une nouvelle aventure. “Les évènements officiels, les poignées de main avec les politiques, je m’en fiche… Si je participe aux Jeux Invictus, c’est pour l’esprit de camaraderie, et une nouvelle expérience sportive”, explique-t-il.

Originaire de Nijyn, à une trentaine de kilomètres de Kiev, Oleksandr se dit patriote. Cependant, il n’a pas participé à la Révolution de la Dignité, de novembre 2013 à février 2014. Et pour cause: il s’était engagé dans la marine marchande, et son navire avait été la cible d’une attaque de pirates au large du Cameroun, début 2014. Le temps d’être évacué vers le Nigéria, de répondre à une foule de questions, et d’être autorisé à rentrer en Ukraine, il était trop tard. L’autoritaire Viktor Ianoukovitch avait fui Kiev après de sanglants combats de rue, et le Maïdan avait triomphé.

Il n’est pas resté désemparé longtemps. Dans le sud, les “petits hommes verts”, forces spéciales russes, prenaient possession de la Crimée. Et à travers plusieurs régions du pays, les agitations du “Printemps russe” faisaient planer la menace d’un affrontement généralisé contre le Kremlin. Oleksandr se porte volontaire dans la garde nationale avec des amis. “Au début, nous étions 13 copains, et on a eu un peu peur que ça nous porte malheur… Heureusement, deux gars sont rentrés chez eux!” Après une formation sommaire, les recrues sont déployées dans le bassin minier du Donbass, où les troubles se font les plus inquiétants.

De cette première mission, Oleksandr garde un souvenir de confusion et d’inaction, de pénuries et de disputes entre soldats, reflet de l’état des forces ukrainiennes de l’époque. “On a eu des histoires plus ou moins rigolotes, comme ces cas où nos propres troupes nous tiraient dessus…” En parallèle de ses obligations militaires, il épaule donc un documentariste, Leonid Kanter, dans la réalisation de son film. Au printemps, le conflit ne lui semble “pas très sérieux”, et il s’accorde une permission, fin juin. “J’étais à peine arrivé à Kiev que j’ai appris qu’un de mes amis d’enfance était mort dans des bombardements… C’est à ce moment-là que j’ai compris que c’était vraiment la guerre”.

Ce drame le pousse à perfectionner sa formation et à rallier l’aéroport de Donetsk. A partir de la fin août, c’est sur ce point stratégique que se concentrent les combats. Après une longue série de blocages et de malentendus, c’est dans la nuit du 2 au 3 octobre qu’il embarque dans un véhicule blindé. “C’était chaotique. Le chauffeur ne connaissait pas le chemin! A un moment, cet abruti est sorti du BTR pour téléphoner et demander la route. Avec l’écran lumineux de son téléphone, il faisait une cible idéale…! On l’a presque tapé pour ça”. Le groupe arrive néanmoins à destination sans encombre.

Oleksandr découvre une vingtaine de “Kyborg”, égarés dans les ruines de l’ancien terminal international. Après plusieurs mois de conflit, des dizaines de soldats n’étaient toujours pas pourvus d’armes. “Beaucoup prenaient le risque d’aller à l’aéroport pour y récupérer des fusils dans les décombres”, se souvient le vétéran. Lui-même raconte avec candeur ses déplacements insensés entre les débris, harnaché de plus de 30 kilos d’équipement, pour trouver une mitrailleuse. Dans les récits d’Oleksandr, on décèle la bravoure et le dévouement du personnage, mais aussi une chance inouïe, qui le fait échapper à plusieurs attaques presque par hasard. “Une fois je suis réveillé par une fuite d’eau. Je m’étire, sort de mon refuge. Dans les minutes qui suivent, tout s’écroule à cause d’un bombardement”.

“J’avais peur, évidemment. C’est normal d’avoir peur. Il faut juste apprendre à se contrôler, pour ne pas faire d’erreurs, ni mettre ses camarades en danger”. Avec son aplomb, il devient toubib, porteur de la trousse de premiers soins. “ Plusieurs gars, j’ai pu aider. Il y en a deux que j’ai perdu dans mes bras”, énumère-t-il sans sourciller. Jusqu’au jour où il est touché lui-même par un éclat d’artillerie. Evacué rapidement, il est pris en charge, ramené à Kiev. C’est la fin de sa période militaire. En tout, six mois de service. “Je ne sais pas si j’ai tué. Des fois, j’espère que oui… Mais la plupart du temps, cela m’importe peu. J’étais là-bas non pour tuer, mais pour défendre mon pays, et mes amis”.

La manière dont son pays le prend en charge, il en garde un souvenir indifférent, si ce n’est amer. Les premiers traitements ne lui permettent pas de retrouver l’usage de sa jambe. Blessé en novembre 2014, il lui faut attendre avril 2015 pour une opération réussie. A l’instar de nombreux vétérans, Oleksandr nourrit une méfiance profonde de l’Etat et de son gouvernement. Ce sont des bénévoles et ses proches, qui permettent à Oleksandr de passer les premiers mois de sa démobilisation. Matériellement, du moins. Car psychologiquement, Oleksandr assure ne ressentir aucun traumatisme, sans doute protégé par sa candeur d’esprit.

Sa principale source de mécontentement, c’est son immobilisation, qui l’empêche de reprendre le vélo, sa grande passion. Quand Leonid Kanter l’invite à l’accompagner aux Etats-Unis pour une tournée de présentation de son documentaire, il y voit une manière d’occuper son temps. D’une représentation à une autre, l’appel du deux roues se fait pressant. Encore convalescent, il parvient à obtenir des dons de la diaspora ukrainienne, à s’acheter un vélo, et à se lancer depuis Tampa, en Floride, à la mi-décembre 2015. Trois mois plus tard, il a parcouru 10.000 kilomètres, dont un millier avec un pneu éclaté. La remontée du Grand Canyon s’est faite le vélo sur le dos: “à ce moment, j’ai réalisé que ma rééducation était un succès…!”.

Aux Etats-Unis, il entend parler d’Invictus, qui s’impose comme son prochain projet. Une belle occasion de représenter l’Ukraine, et de nouer de nouvelles amitiés, pense-t-il. Alors qu’il s’apprête à embarquer pour Toronto, il est plus circonspect, rebuté par les blocages des ministères, ou les tentatives de récupération politiques du projet. “Je me concentre sur le sport”, explique-t-il, désabusé “Si on gagne à Toronto, c’est bien. Mais c’est le processus qui est le plus important”. Son idée de représenter la patrie émoussée, Oleksandr incarne la retombée de la vague formidable du patriotisme ukrainien de 2014-15. La dimension nationale et collective de son engagement paraît moins pertinente. Lui se reporte sur ses amis proches, ses passions sportives, et ses rêves. “Et des rêves, j’en ai beaucoup”, confie-t-il avec un sourire. “Invictus n’est qu’un début”.

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