Mediapart: cinq ans après, le sentiment d’injustice perdure dans les enquêtes de Maïdan

Article publié sur le site de Mediapart, le 21/02/2019

Le 20 février 2014, la révolution ukrainienne entrait dans son dénouement sanglant. Depuis, les enquêtes sont quasiment au point mort, les condamnations très rares, et les enjeux électoraux, avec la présidentielle qui s’ouvre le 31 mars prochain, minent les procédures judiciaires.

Kiev (Ukraine), correspondance.– La place de l’Indépendance est envahie de badauds. Ce 17 février, sous un beau soleil aux rayons printaniers, les stands de souvenirs sont dressés. Des figurants déguisés en personnages de Disney et des dresseurs exhibant leurs colombes et leurs singes tentent de convaincre le chaland de se faire prendre en photo. Des familles font la queue à l’entrée d’un improbable musée de la Méduse, au pied de la rue Institoutska.

Rien ne semble indiquer que la place principale de Kiev, Maïdan Nezalejnosti, était l’épicentre d’une révolution qui avait capté l’attention du monde entier il y a tout juste cinq ans. Une centaine de personnes avaient trouvé la mort plus haut sur la rue Institoutska, et aux abords (retrouver ici le récit que Mediapart avait fait des dernières heures du régime Ianoukovitch). Depuis, seuls de petits mémoriaux de briques, photos jaunies et bougies, improvisés par des familles, honorent les révolutionnaires tombés.
La rue est restée intouchable pendant cinq ans, fermée à la circulation. Mais ces dernières semaines, elle s’est barricadée de palissades vertes, annonciatrices de travaux. L’équipe municipale de l’ancien boxeur Vitali Klitschko insiste pour qu’un musée de la Révolution soit construit. L’initiative est largement soutenue en Ukraine, même si elle a des visées préélectorales évidentes. Elle est pourtant contestée par le chef du département spécial d’investigation au sein du bureau du procureur général, Serhiy Horbatiouk. Lui s’insurge : « Il ne faut pas toucher à la rue Institoutska avant qu’un travail de reconstitution scientifique des fusillades ne soit mené. » Le désaccord soulève une question de fond : pourquoi avoir attendu cinq ans pour prévoir une telle reconstitution ?
À partir du 20 février 2014, la révolution de la dignité initiée trois mois plus tôt était entrée dans son dénouement sanglant. Des charges de police avaient repoussé les protestataires loin des bâtiments administratifs du président autoritaire Viktor Ianoukovitch. Maïdan était en feu, des véhicules blindés attaqués au cocktail Molotov. Le 20 février au petit matin, un assaut des révolutionnaires s’était heurté à un barrage de police appuyé par des tireurs d’élite non identifiés.

En quelques heures, 48 morts et 80 blessés étaient restés sur les pavés. Viktor Ianoukovitch prenait la fuite le lendemain, avant d’être exfiltré vers la Russie. Le Kremlin avait lancé sans attendre des opérations d’annexion de la Crimée (retrouver les reportages de notre envoyée spéciale alors sur place) et de déstabilisation des régions orientales, tandis que l’on dressait le bilan à Kiev. La révolution avait emporté 123 personnes, dont 104 protestataires et 17 représentants des forces de l’ordre.

Dès le changement de régime, l’enquête avait été classée comme prioritaire. La création du département spécial de Serhiy Horbatiouk avait porté les espoirs d’une procédure efficace. Des dizaines de journalistes, défenseurs des droits de l’homme et citoyens inattendus ont accompagné le mouvement en menant leurs propres investigations. Evelyn Nefertari, étudiante en Ukraine de l’Ouest au moment du drame, a ainsi élaboré une reconstitution en 3D de la fusillade, à partir des vidéos postées en ligne. Un travail qui va créer « un précédent international dans la manière d’enquêter », selon Oleksandra Iatsenko, avocate de familles de victimes.
La mobilisation est à la hauteur de l’onde de choc qu’avait provoquée la révolution, mais aussi de la charge de travail nécessaire. Si l’on considère les crimes commis pendant Maïdan dans l’ensemble du pays, il s’agit de plus de 4 700 cas. Plus de 4 100 enquêtes ont été confiées au département de Serhiy Horbatiouk, fort de 46 enquêteurs et de 33 procureurs. 15 000 personnes sont concernées par l'investigation, dont beaucoup de représentants des forces de l’ordre. Une mission titanesque.
Au bout de cinq ans, beaucoup jugent les résultats décevants. En tout, 442 personnes ont été mises en examen pour violence pendant la révolution. 279 cas ont été portés devant les tribunaux. Il y a eu 52 condamnations, dont 9 cas de prison ferme. Le procès de cinq anciens des Berkout, unités anti-émeute aujourd’hui dissoutes, est devenu emblématique de cette lenteur de la justice. Après cinq ans, il reste encore au jury à interroger témoins et accusés.

La journaliste Angelina Kariakina, spécialiste de l’affaire, estime qu’il faudra encore un an avant d’annoncer un verdict. Mais pour Serhiy Baliouk, il n’y a déjà plus rien à attendre. Il a perdu son frère Oleksandr dans les tueries du 20 février, et se désole aujourd’hui que « les accusés rigolent sur leur banc pendant les audiences. Ils ne s’inquiètent pas le moins du monde ».

Si ces anciens policiers sont seulement cinq sur le banc des accusés, c’est parce que leurs collègues ont fui depuis longtemps pour la Russie. Serhiy Horbatiouk a adressé aux autorités fédérales des demandes d’interrogatoire à l’encontre de 106 personnes. Elles se sont toutes heurtées à une fin de non-recevoir, au titre de la « sécurité nationale ».

Le procureur ukrainien a beau présenter ses requêtes comme « visant à protéger les droits des suspects », ceux-ci ne veulent visiblement plus avoir aucun rapport avec l’Ukraine. Certains ont été identifiés comme membres de la société de sécurité privée Wagner, active en Syrie. Un autre a trouvé la mort en Tchétchénie, pour des raisons tenues secrètes.

Des obstacles en cascade

La Russie n’est pas le seul obstacle auquel fait face Serhiy Horbatiouk, à la tête d’une équipe réduite aux moyens limités. L’expertise des nombreuses balles trouvées sur la rue Institoutska ou autres éléments de l’enquête traîne en longueur, à cause des faibles capacités techniques des laboratoires ukrainiens. Une loi d’amnistie empêche aussi les enquêteurs de solliciter les révolutionnaires eux-mêmes. Si certains ont reconnu ouvertement avoir fait usage de leurs armes contre des représentants des forces de l’ordre, ils sont absous de leurs crimes potentiels pendant la période de la contestation.
Autant d’éléments qui expliquent la lenteur des investigations, sans pour autant la justifier aux yeux d'une opinion publique dont Serhiy Horbatiouk ne veut plus entendre parler. « Les reproches se multiplient une fois par an, à l’occasion des anniversaires de Maïdan, s’indignait-il lors d’une conférence de presse le 21 novembre 2018. Le reste du temps, tout le monde s’en fiche. Les audiences de tribunal sont transmises en direct sur YouTube. En moyenne, il y a quinze personnes qui regardent… Personne ne s’intéresse à ces enquêtes. »
L’intérêt de la société civile est pourtant crucial pour « contrer les résistances du système, et l’instrumentalisation politique des affaires », selon Oleksandra Matviytchouk, avocate des droits de l’homme et soutien des familles de victimes. Elle a été l’une des ferventes critiques du procureur général Iouriy Loutsenko dès sa prise de position en 2016. Celui-ci a contrarié les travaux du département spécial d’investigation en transférant des dossiers à d’autres institutions.

Certaines des actions de protestation se sont tenues devant l’administration présidentielle de Petro Porochenko. « Tout ce que fait Iouriy Loutsenko relève directement du président », assène l’avocate. Entre autres, le chef de l’État est accusé d’une réforme en trompe-l’œil du système judiciaire. En ce qui concerne les affaires de Maïdan, sa majorité à la Verkhovna Rada (Parlement) n’a toujours pas inscrit à l’ordre du jour un projet de loi de 2016 qui permettrait d’initier des procès par contumace à l’encontre des suspects exilés en Russie. « À un moment donné, il devient évident que le pouvoir n’est pas intéressé par la résolution de ces enquêtes », se désole Serhiy Horbatiouk.
Le ministère de l’intérieur et le système judiciaire ne sont pas en reste. Serhiy Horbatiouk dénonce une « résistance systématique » de certains juges et représentants des forces de l’ordre dans la coopération avec les enquêteurs. Le ministre de l’intérieur a été personnellement critiqué pour la disparition d’éléments de l’enquête, et pour ses jeux politiciens. Un tiers des policiers présents sur Maïdan en 2014 sont encore employés au sein des forces de l’ordre. Rouslan Tsykaliouk, un des responsables de l’assaut brutal sur des étudiants, le 29 novembre 2013, a même été promu chef d’un régiment spécial d’intervention de la police nationale.

Beaucoup avaient espéré que les enquêtes de Maïdan deviendraient un modèle d’exemplarité d’institutions d’État capables de reconnaître leurs fautes et d’en assumer les conséquences. Au lieu de cela, « la priorité est donnée à la loyauté », constate la journaliste Angelina Kariakina : « Il n’arrivera rien à ces policiers tant qu’ils restent loyaux au chef, même s’ils exécutent des ordres illégaux. » Oleksandra Matviytchouk réclame depuis des années l’instauration d’une commission d’enquête internationale, à même de se distancer de ces enjeux et de mener des résultats neutres politiquement. En vain.
Faute de résolution judiciaire, Maïdan continue d’alimenter de nombreux fantasmes. L’identité des tireurs d’élite déployés le 20 février est une source inépuisable de désinformation et de théories du complot. Étaient-ils russes ? Géorgiens ? Lituaniens ? Américains ? Leur action était-elle préméditée ? Qui a donné l’ordre de tirer ?

Comme l’explique Serhiy Horbatiouk, « il n’y a pas d’éléments qui attestent de la présence de tireurs d’élite étrangers sur Maïdan ». Mais à supposer que ceux-ci aient été ukrainiens, relevaient-ils tous des forces de l’ordre ou de l’opposition révolutionnaire ? En l’absence de preuves concluantes, la cacophonie est appelée à durer.
Établir des faits avérés et indiscutables est encore moins aisé une année électorale, d'autant plus que le procureur général Iouriy Loutsenko a affiché ses ambitions politiques et sa candidature aux législatives. Connu pour ses déclarations tonitruantes et son utilisation de preuves infondées, il a fait sa priorité du procès du président déchu Viktor Ianoukovitch, pour haute trahison. Après un an d’audiences marquées par des vices de procédure en tout genre, l’autocrate en exil a été condamné, le 24 janvier, à treize ans de prison par contumace.

Le procès a été décrié comme une farce par les avocats de la défense, mais aussi par de nombreuses voix en Ukraine. « C’est facile de tout mettre sur le dos de Viktor Ianoukovitch, note Oleksandra Matviytchouk. Il faudrait que le procureur général soit aussi efficace dans les affaires de Maïdan ! »
En lieu et place d’efficacité, Iouriy Loutsenko semble privilégier la diligence. « La prochaine étape après la condamnation de Viktor Ianoukovitch, c’est la clôture des enquêtes sur les tueries de Maïdan », a-t-il promis. Cela permettrait de soutenir le chef de l’État Petro Porochenko dans sa campagne pour la présidentielle, dont le premier tour se tient le 31 mars prochain, comme la preuve d’un système judiciaire réformé et irréprochable. Quant à la réalité des faits commis, elle pourrait disparaître avec la construction du musée de la rue Institoutska.

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