Mediapart: La non-campagne d’un comédien le propulse aux portes du pouvoir

Reportage publié sur le site de Mediapart, le 30/03/2019

Candidat surprise en passe de finir, dimanche 31 mars, en tête du premier tour de la présidentielle, le comédien Volodymyr Zelenski profite de son discours sur la corruption pour bouleverser les codes de la politique locale.

Dnipro (Ukraine), envoyé spécial. - « Un concert comme ça, ça ne se manque pas. J’adore tout ce que Zelenski fait depuis des années. » Comme Svitlana Halinovna, ils sont des milliers à avoir bravé le froid, ce 26 mars, pour se masser dans l’Arena-Dnipro, le stade de la quatrième ville d’Ukraine, dans le sud-est. Quand Volodymyr Zelenski apparaît sur scène, c’est sous un tonnerre d’applaudissements. À 41 ans, le chef de file du très populaire studio « Kvartal 95 » (Quartier 95) est aussi le favori des sondages, en amont du premier tour de l’élection présidentielle, le 31 mars. Est-il ici en tant qu’artiste ou candidat ? « Moi, je suis venue pour le concert. Il appartient à chacun de décider pour qui voter » , assure Svitlana Halinovna.

Le spectacle, partie d’une tournée de représentations gratuites la semaine précédant le scrutin, entretient cependant la confusion des genres. « Il n’y a rien de politique ici, vous le savez bien ! », lance Volodymyr Zelenski au micro, avant de partir d’un rire forcé. À en juger par la réaction enjouée du public, l’affaire est entendue. « De toutes les manières », poursuit Volodymyr Zelenski, « nous n’avons pas besoin de meetings politiques. Vous êtes des gens intelligents, vous savez ce que vous avez à faire le 31 mars ! » Et les applaudissements de redoubler de vigueur.
De fait, Volodymyr Zelenski n’a pas besoin de mener campagne. Lancé en 2003, le « Kvartal 95 » est l’un des principaux studios de divertissement d’Ukraine, basé sur la tradition des KVN soviétiques, sigle russe pour les « clubs des gens drôles et inventifs » des années 1980. Sketchs, chansons, films et séries télévisées tournant en ridicule la classe politique sont devenus omniprésents dans le paysage culturel. La série à succès « Sluga Naroda - Le Serviteur du peuple » place Volodymyr Zelenski dans la peau d’un professeur d’histoire devenu président de la République par hasard. Proche du peuple, progressiste, sympathique et honnête, il s’efforce en deux saisons de briser le système oligarchique et corrompu qui domine la vie publique ukrainienne depuis l’indépendance du pays, en 1991.
C’est sur la base de ce scénario que l’acteur s’est bâti une image de présidentiable. Dans son allocution surprise du 31 décembre 2018, quelques minutes avant les vœux officiels du président Petro Porochenko, il a repris les attitudes, le ton de voix, les formulations de son personnage pour annoncer sa candidature. « Allez, on le fait ensemble ! », a-t-il lancé dans un appel aux soutiens populaires quelques jours après.

Plus de 570 000 personnes se sont enregistrées sur son site internet www.ze2019.com, pour l’assister dans une campagne inédite, hybride, et officiellement antisystème. Son slogan changé en calembour donne ainsi le ton : « Allez, on se les fait ensemble ! », en référence à la lutte contre les politiciens corrompus. « C’est cela qui me plaît le plus chez lui », confesse Dmytro Volodymyrovitch entre deux blagues du concert à Dnipro. « C’est le seul des prétendants à ne pas être corrompu, du moins pour le moment. Ensuite, est-ce qu’un comédien peut gérer l’État, c’est autre chose », dit-il.

« Et Ronald Reagan, il n’était pas acteur lui aussi, avant de devenir président ? », s’enflamme Iryna Larrisovna à côté. La référence est récurrente, appuyée par un nouveau documentaire sur l’ancien chef de la Maison Blanche diffusé sur la chaîne 1+1, avec pour voix off, Volodymyr Zelenski. L’homme n’a donc pas besoin de faire campagne et, visiblement, n’en aurait qu’une envie limitée. Il a boudé les plateformes d’une campagne traditionnelle. Pas de meetings politiques, pas de débats télévisés, des interviews très circonspectes aux médias.

Pour communiquer, le programme de divertissement très intense du Kvartal 95 semble suffisant, ainsi que les réseaux sociaux. Il enregistre ainsi ses propres vidéos sur smartphone, qui sont partagées par milliers sur ses différentes pages. Ses prises de parole sont très ciblées, et ses déclarations liées aux affaires de l’État très rares.
De fait, il vaut mieux pour lui réserver sa parole. Ses quelques sorties politiques sont floues, voire inconsistantes. Comment régler la guerre dans l’est du pays, qui a déjà causé la mort de plus de 13 000 personnes? Ce serait aussi simple « qu’initier des négociations bilatérales avec Vladimir Poutine, discuter, et arriver à un accord », selon lui. Lutter contre la corruption ? Il suffira d’appliquer ladite « loi de Lincoln » de 1863 : « Ceux qui dénoncent un corrompu obtiennent un pourcentage de la somme qui est rendue au budget d’État. » Réduire la précarité dramatique de la fonction publique ? Il convient « d’augmenter le salaire des professeurs, par exemple, à hauteur de 4 000 euros ». Une somme mirifique, très vite ridiculisée par ses critiques.
Un amateurisme qui ne pose pas de problème. « Volodymyr apprend, explique Oleksandr Vigliano, un membre de son équipe de communication. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il n’est pas seulement un comédien. C’est d’abord et avant tout un homme d’affaires, qui a fait du Kvartal 95 une entreprise florissante. Cela veut dire qu’il est intelligent, qu’il sait s’adapter, et développer une stratégie gagnante. Il faut juste qu’il apprenne. » Il s’est attiré le soutien de plusieurs personnalités réformatrices, dont d’anciens ministres, frustrés par les blocages et la corruption du système de gouvernance de Petro Porochenko.

Sa chaîne Youtube se remplit donc de vidéos le montrant à l’écoute d’experts, de réformateurs, et de représentants d’associations diverses, invités pour expliquer les mystères de la politique publique. D’où le succès d’un autre de ses slogans : « Pas de promesses, pas de déception ! »

C’est donc en parlant la langue du peuple, en évitant les « choses compliquées », que Volodymyr Zelenski séduit. Un autre de ses ressorts, c’est de « s’adresser à la frange russophone de l’électorat qui aspire à se rapprocher des standards occidentaux », tout en se sentant ostracisée par les relents nationalistes de Petro Porochenko, et sa politique linguistique, analyse le philosophe Volodymyr Yermolenko.

Dans l’Ukraine bilingue, la langue n’est pas un souci dans le quotidien des habitants. En revanche, elle est une question politique très instrumentalisée. Le fait que Volodymyr Zelenski jongle sans cesse entre l’ukrainien et le russe est ainsi « un pied de nez aux quotas linguistiques dans la sphère médiatique, ainsi qu’aux tenants d’une diminution de l’usage de la langue russe dans l’espace public », constate Yermolenko, pour qui « cela révèle donc que les populations russophone du sud-est de l’Ukraine, que l’on a longtemps décrites comme pro-russes, regardent de plus en plus vers l’Occident ».

Corruption à répétition et dérision impitoyable

Le fait qu’un outsider puisse « entrer dans le jeu » et briguer les plus hautes responsabilités illustre « la pluralité du système politique, aux antipodes de la Russie ». Ce dynamisme est aussi un cauchemar pour les nombreux opposants de Volodymyr Zelenski. Dans un contexte politique tendu, marqué par des scandales de corruption à répétition, la pression de groupes ultra-nationalistes et des féroces querelles oligarchiques, ils sont 38 candidats en lice. Nombre d’entre eux sont des candidats dits « techniques », utilisés par d’autres comme diversions.

Volodymyr Zelenski lors d'un show au théâtre de Brovary, le 29 mars 2019. © REUTERS/Valentyn Ogirenko

Parmi les quelques candidatures sérieuses, les rhétoriques traditionnelles de Petro Porochenko et de Ioulia Timochenko, les deux autres favoris, sont ridiculisées par le programme de divertissement du Kvartal 95. Visiblement désemparé par cette campagne hybride, Petro Porochenko en est réduit à poursuivre en justice la chaîne 1+1, sur laquelle sont diffusées les productions du Kvartal 95. « Une ligne rouge a été franchie » de l’ironie à la diffamation, assène la présidence, en visant directement le propriétaire de la chaîne, l’oligarque Igor Kolomoïski, ennemi personnel de Petro Porochenko.
Les liens entre Volodymyr Zelenski et l’oligarque sont l’une des interrogations existentielles sur le candidat. Plusieurs des membres clés de son équipe de campagne viennent du groupe Privat d’Igor Kolomoïski. L’artiste a été aperçu plusieurs fois lui rendant visite dans sa résidence de Genève. Sa chaîne 1+1 offre une exposition médiatique exceptionnelle aux divertissements du Kvartal 95, y compris le samedi 30 mars, un jour où toute campagne électorale est interdite. De cette manière, la programmation audiovisuelle comme le concert à Dnipro ne sont pas comptabilisés dans le cadre de la campagne électorale. Et le Kvartal 95 n’a pas à en justifier le financement.
Une enquête de journalistes aurait d’ailleurs mis au jour des paiements non déclarés de quelque 36,5 millions d’euros à partir de comptes de PrivatBank, l’ancienne banque de l’oligarque, au bénéfice du Kvartal 95. Si tous les politiciens ukrainiens sont soutenus, à degrés variables, par des oligarques, le risque est que Volodymyr Zelenski ait menti sur son indépendance. « S’il a caché ses cartes et se révèle être le serviteur d’un oligarque au lieu du serviteur du peuple, le réveil sera difficile », avertit l’analyste Alexei Holoboutski. Une allégation sans fondement, selon Volodymyr Zelenski, qu’il se plaît à tourner en ridicule dans ses spectacles. « Qui est derrière moi ? Et qui est celui qui est derrière moi ? Et y a-t-il quelqu’un encore ? Je m’y perds. »

« Zelenski n’est pas quelqu’un qui peut être influencé facilement », assure Oleksandr Vigliano. « Au contraire, il a à cœur l’indépendance de la fonction présidentielle, assure ce proche. Être président, c’est être d’abord et avant tout garant de la Constitution et arbitre entre les partis. » Partant d’une telle conception, Volodymyr Zelenski n’aurait donc pas à connaître tous les ressorts de la politique publique : il n’aurait qu’à assurer un rôle d’arbitre, et définir un cadre stratégique de développement du pays. Au contraire de Petro Porochenko, qui a dépassé son cadre constitutionnel pour s’imposer comme le grand horloger de la politique nationale.

Cette perspective rend d’autant plus importante la composition de l’équipe de Volodymyr Zelenski, de son parti, et des futurs candidats qu’il présentera aux élections législatives d’octobre. S’il revendique son indépendance, quels seront ceux qui penseront et appliqueront sa politique ?
Au fil de la campagne, les questions se multiplient, y compris sur d’éventuels liens de Volodymyr Zelenski avec des sociétés de production en Russie, ou une de ses villas en Italie qu’il n’aurait pas déclarée. La campagne de Volodymyr Zelenski y apporte néanmoins peu de réponses, et entretient un certain flou qui pourrait lui coûter sa victoire. La fin de la période électorale est ainsi marquée par des appels au vote utile et raisonnable. La dernière affiche de la campagne Porochenko exhibe ainsi un simple « Doumay – (“Réfléchis”) ».

Le chanteur populaire Svyatoslav Vakartchouk a exhorté ses compatriotes à respecter la mémoire des « milliers de nos compatriotes qui ont donné leur vie, et continuent de la donner, pour que l’on puisse choisir librement le prochain président. Soyez responsables ! L’élection n’est pas une blague ! ».
Réponse de Volodymyr Zelenski : une photo sur sa page Instagram où il reproduit le passage piéton des Beatles avec trois collègues, chacun d’entre eux un hotdog de station-essence à la main. La référence est évidente à la candidate Ioulia Timochenko, qui a fait de l’achat d’un de ces hotdogs une opération de communication la rapprochant de l’électorat populaire.

« Ça y est, nous sommes sérieux nous aussi. » En quelques heures, la photo a été « aimée » plus de 250 000 fois, démonstration ultime d’une campagne de dérision. Même si elle ne porte pas l’acteur au pouvoir, elle aura indéniablement révolutionné la manière de penser la politique en Ukraine.

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