RFI: Présidentielle en Ukraine, entre candidatures absurdes et fraudes records

Article publié sur le site de RFI, le 28/03/2019

Ce dimanche 31 mars, les électeurs ukrainiens se rendent aux urnes pour le premier tour d’une élection présidentielle très incertaine. Dans un contexte politique tendu, la population subit les conséquences d’une grave crise économique et financière, d’une corruption endémique, et de la guerre dans l’est du pays. Celle-ci a déjà causé plus de 13 000 morts, selon l’ONU. Il n’empêche que la campagne a été « la plus sale » de l’histoire de l’Ukraine indépendante, selon un certain nombre d’experts. Elle a été entachée de fraudes massives et décrédibilisée par le comportement de certains candidats.

Ihor Shevchenko veut changer de vie. Mais sa candidature à l’élection présidentielle ne vise pas forcément à transformer la vie de ses quelque 40 millions de compatriotes. L’ancien ministre de l’Ecologie a profité de l’exposition médiatique de la campagne non pas pour soumettre une nouvelle offre politique aux Ukrainiens, mais pour se chercher une épouse. « Vous voulez devenir la femme du président ? », peut-on lire sur ses affiches géantes. « Ne ratez pas votre chance ! Remplissez le questionnaire sur le site www.ihorshevchenko.win-wife ». « Je veux trouver une chérie, bâtir une famille, avoir des enfants », explique-t-il avec simplicité dans un post Facebook. Le reste de son programme ? Il n’en a jamais parlé.

Ihor Shevchenko n’est pas parmi les favoris des sondages. Sa démarche a néanmoins fait sensation. Elle est symptomatique d’une campagne de tous les records, même les plus absurdes. Quarante-quatre candidats ont été enregistrés par la commission électorale. Cinq se sont désistés ces dernières semaines. Il reste donc 39 prétendants en lice dans l’élection « la plus sale et la plus chère de l’histoire du pays », selon Anantoliy Oktysiouk, cofondateur du think tank Democracy House. Le bulletin de vote, officiellement imprimé le 21 mars, mesure 83 centimètres de long. Tous les bulletins mis bout à bout couvriraient la distance qui sépare Kiev de Montevideo, la capitale de l’Uruguay. Un exercice démocratique qui pèse sur les finances publiques exsangues d’un pays en guerre.

Des « candidatures techniques »

Parmi les 39 candidats, le peloton de tête est bien délimité. L’acteur apolitique Volodymyr Zelenskiy est donné bon gagnant du premier tour avec plus de 20 % des intentions de vote. Suivent, au coude-à-coude, le président actuel Petro Porochenko et l’ancienne Première ministre Ioulia Timochenko. Quelques autres noms font les têtes d’affiche. Pas Ihor Shevchenko. Lui appartient à la catégorie des « candidatures techniques », enregistrées pour créer une diversion dans l’électorat. Sa recherche d’une compagne ne serait que le fruit d’un « délire » de consultants politiques à la solde d’un proche de Petro Porochenko, selon le blogueur Pavlo Iarmolenko.

Dans la même catégorie, on compte Iouriy Timochenko, député du parti présidentiel, qui ne cache pas son indifférence vis-à-vis de la campagne. Lui figure sur les bulletins dans le seul but d’induire les électeurs de Ioulia Timochenko en erreur, une fois dans l’isoloir. Un ex-collaborateur de l’ancien président géorgien Mikheïl Saakachvili, Iouriy Derevianko, tente de conjurer son manque de visibilité à grand renfort de publicités intempestives sur les réseaux sociaux. On y voit des actrices s’entraîner à prononcer son nom avec fantaisie et, dans certains cas, érotisme. L’ancien directeur du service des impôts Roman Nasirov, acteur d’un scandale de corruption majeur, s’est offert une immunité de quelques mois supplémentaires grâce à sa candidature. L’oligarque Serhiy Tarouta a dépensé des millions d’euros en deux ans pour couvrir les rues du pays de ses affiches et tenter de donner corps à sa candidature. Il vient d’apporter son soutien à Ioulia Timochenko, sans pour autant se désister.

Un nombre record d’observateurs

Petro Porochenko et Ioulia Timochenko contrôleraient chacun une dizaine de candidats techniques. C’est là un atout précieux, dans la mesure où chaque candidat peut disposer d’observateurs pour assister au dépouillement et, le cas échéant, influer sur la rédaction du procès-verbal. La composition des commissions électorales est un enjeu majeur, et donne lieu à certaines surprises : dans la région de Kiev, il s’est avéré qu’une commission locale s’est choisi comme secrétaire un homme décédé en 2017. Le nombre d’observateurs est par ailleurs un autre record : 139 ONG sont enregistrées, dont 85 n’ont « aucune expérience dans l’observation d’élection », selon l’organisation d’étude de la vie politique Opora. Parmi ces ONG, les Natsionalniy Droujiny (« Brigade nationale »), une milice paramilitaire rattachée à la nébuleuse ultranationaliste Azov. Son chef, Ihor Mikhailenko, a déjà évoqué la possibilité de « frapper quelqu’un au visage au nom de la justice », en cas de fraude.

Des fraudes, on en attend beaucoup. Petro Porochenko est accusé d’utiliser les ressources de l’Etat dans son effort de campagne, ou encore d’avoir promis 1 000 hryvnias (environ 33 euros) à six millions d’électeurs en échange de leurs votes. Il aurait dépensé un record de 415 millions d’hryvnias (environ 13,6 millions d’euros) de sa poche en l’espace de trois semaines, du 8 février au 18 mars, selon l’organisation Tchesno. Sur le papier, Ioulia Timochenko a reçu des dizaines de millions de donations de particuliers : des journalistes ont révélé que de nombreux transferts avaient été réalisés en utilisant le nom de citoyens, sans qu’ils soient au courant. Les autres candidats de premier plan ne sont pas en reste.

Un climat d’absurdité et de fraudes

Ce climat d’absurdité et de fraudes explique en partie l’ascension irrésistible de Volodymyr Zelenskiy. L’acteur n’a pas de parti à proprement parler, et s’est contenté de recruter des volontaires à travers son site et les réseaux sociaux. Et ça marche : plus de 550 000 se sont manifestés pour l’aider dans la campagne. Pour le philosophe Volodymyr Yermolenko, « le fait qu’un outsider puisse pénétrer dans le sérail politique et s’imposer face à des politiciens de carrière est un signe très encourageant de la vitalité démocratique en Ukraine ».

De nombreuses questions demeurent néanmoins sur ses liens avec l’oligarque Ihor Kolomoiskiy, ainsi que sur sa manière de faire campagne. Au lieu de meetings et plateaux télé, l’acteur se concentre quasi exclusivement sur une tournée de spectacles de sa troupe de comédiens, et la sortie de la troisième saison d’une série où il incarne un président improbable, anti-corruptible et idéal. Le prochain président peut-il être un acteur qui n’aurait pas du tout fait campagne ? Son avance dans les sondages semble lui donner raison.

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