Mediapart: Les législatives promettent un fort renouvellement

Article publié sur le site de Mediapart, le 20/07/2019

Les législatives anticipées organisées en Ukraine, dimanche 21 juillet, par le nouveau président Volodymyr Zelenski pourraient conduire à changer plus des deux tiers du Parlement. Mais les pratiques anciennes de corruption et de clientélisme font de la résistance.

Kiev (Ukraine), correspondance.– Le doyen part en retraite. À 86 ans, Ioukhym Zviahilsky est un homme du charbon de l’est de l’Ukraine, et un des parrains du « clan de Donetsk », un groupe d’influence mafieuse qui influe sur le développement du pays depuis son indépendance en 1991. Il a siégé dans chacune des huit « convocations », selon le terme consacré, de la Verkhovna Rada (Parlement). Il a cette fois décidé de ne pas se présenter aux élections anticipées du 21 juillet, décrétées par le nouveau président, Volodymyr Zelenski. Le départ de ce personnage historique est symbolique : plusieurs observateurs s’attendent à un renouvellement des députés à hauteur de 70 %.
« Il faut juste amener des nouveaux gars, des gens sérieux, honnêtes, qui font passer les bonnes réformes », martèle le chef de l’État à qui veut l’entendre. L’idée étant d’en finir avec la corruption endémique, les abus au sommet de l’État, et les combats au poing en plein hémicycle. Alors qu’il était encore comédien il y a quatre mois, son élection à 73 % contre le très conservateur Petro Porochenko irradie son parti « Le Serviteur du peuple », du nom de la série télévisée qui l’a rendu présidentiable.

Quatre autres formations devraient dépasser la barre des 5 % pour entrer au Parlement. Parmi elles, « Plateforme d’opposition – Pour la Vie » met en avant les relations personnelles de ses dirigeants avec Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev pour promettre une réconciliation avec la Russie, après cinq ans de guerre. « Solidarité européenne », de Petro Porochenko, dénonce une « revanche » pro-russe et un risque pour la souveraineté nationale. L’infatigable populiste et ancienne première ministre Ioulia Timochenko espère elle aussi obtenir plus de 5 % des voix pour son parti « Patrie », tout comme le chanteur de rock Sviatoslav Vakartchouk au nom du réformateur et libéral « Holos », traduit à la fois par voix et par vote.

L’ensemble de ces partis jouent la carte du renouvellement, et présentent de nouveaux visages sur leurs listes. Le prochain Parlement sera donc très différent des précédents. Même le trublion Oleh Liachko, célèbre pour ses longues tirades fantasques, devrait perdre le siège qu’il occupe depuis 2006.
À noter que ces estimations ne concernent que la partie proportionnelle d’un système électoral mixte. La moitié des 424 députés (26 sièges des 450 sièges du Parlement sont vides pour représenter les circonscriptions des « territoires temporairement occupés » de Crimée et d’Ukraine de l’Est) relève d'un scrutin majoritaire. Et ces résultats, bien plus imprévisibles, détermineront la marge de manœuvre du président Zelenski dans l’hémicycle.

Mais même s'il est contraint à une coalition avec Ioulia Timochenko ou Sviatoslav Vakartchouk, il devrait avoir les moyens de ses ambitions. Et des ambitions, le président en déborde. Volodymyr Zelenski s’est depuis son investiture agité tous azimuts pour créer sa « nouvelle » Ukraine. À Kiev, il invite des investisseurs et parle de nouvelles technologies afin de « mettre l’Ukraine dans un smartphone ». Dans les régions, il humilie et licencie à tour de bras des fonctionnaires et élus soupçonnés de corruption, dans des scènes dignes de son rôle dans Le Serviteur du peuple.

À Bruxelles, Paris, Berlin, il s’active à l’un de ses chantiers les plus concrets : le cessez-le-feu sur la ligne de front de l’Est, et la relance des négociations de paix avec Vladimir Poutine. Au téléphone, il s’entretient directement avec le maître du Kremlin pour décider d’un échange de prisonniers.
Son activisme, qui semble pour l'instant apprécié par la population, ne fait pourtant pas office de programme de gouvernement. Volodymyr Zelenski affirme ne vouloir occuper qu’un seul mandat, prétend s’inscrire dans un moment unique : l’essentiel des réformes et des instruments de lutte contre la corruption ont déjà été adoptés à la suite de la révolution de la Dignité en 2014, mais ils restent dysfonctionnels. Il suffirait de se débarrasser du personnel politique qui paralyse l’État, maintient la justice à sa botte et s’enrichit grâce à des mécanismes opaques, pour libérer les énergies vives du pays.

« Cela serait la contribution la plus fondamentale au développement économique de l’Ukraine », aujourd’hui le pays le plus pauvre d’Europe en termes de PIB par habitant, estime aussi Sergueï Guriev, expert économique à la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD).
Une conviction partagée par Sviatoslav Vakartchouk, dont le parti Holos est l’une des surprises de cette campagne. Chanteur très populaire, engagé dans les révolutions de 2004 et 2014, il tire sa science politique de quelques mois passés à étudier à Stanford, aux États-Unis. Il assure « rêver d’une Ukraine où il y aurait deux idéologies, sociale-démocrate et conservatrice ». Mais le moment n’est pas venu. « L’idéologie viendra plus tard, explique-t-il. Pour l’heure, nous sommes un parti avec des principes. Pas de double langage. Pas de compromission. Montrer un bon exemple. Refonder la culture politique avant tout. »

Il a monté son parti en quelques semaines pour « saisir l’opportunité de tout changer », et formé une liste d’après des candidatures déposées sur Internet et approuvées par des militants anticorruption. Le numéro 7 du parti, Yaroslav Iourtchishyn, est d’ailleurs l’ancien directeur du bureau ukrainien de l’ONG Transparency International.

Le mode de sélection, comparable à celui du parti En Marche! d’Emmanuel Macron, est aussi celui du « Serviteur du peuple ». À ceci près que de nombreux candidats du parti présidentiel ont été choisis en vertu de relations personnelles, voire oligarchiques. Le studio de divertissement de Volodymyr Zelenski, Kvartal 95, est ainsi généreusement représenté, de même qu’une série de personnes originaires de Kryvih Rih, foyer industriel du centre de l’Ukraine et ville natale du chef de l’État.

Oleksandr Tkachenko, le directeur de la chaîne 1+1 de l’oligarque Ihor Kolomoïsky, est numéro 9 sur la liste. Sa présence atteste de l’influence du milliardaire. D’autres candidats sont décriés pour leurs liens avec des groupes politiques controversés. Autant d’indications que le renouvellement de la classe politique ne sera pas total, malgré les assurances de Volodymyr Zelenski.
Dans l'opposition, Sviatoslav Vakartchouk joue la carte de la transparence la plus pure. À son quartier général, dans un immeuble d’affaires du centre de Kiev, même les étiquettes des bouteilles d’eau ont été retirées afin d’éviter tout soupçon de soutien corporatiste. « Nous avons refusé une grosse donation car le contributeur voulait garder l’anonymat », se targue la rock-star. Ce qui ne l’empêche pas d’entretenir de bonnes relations personnelles avec plusieurs hommes d’affaires très influents, comme l’oligarque Viktor Pintchouk ou le financier Tomas Fiala.

Sviatoslav Vakartchouk mène aussi une campagne hybride, en se produisant dans des concerts gratuits en parallèle de ses meetings politiques. Le fait que ces spectacles ne puissent être comptabilisés au titre de dépenses électorales « n’est rien d’autre qu’une moquerie des règles », dénonce Oleksandr Salijenko, de l’ONG Tchesno (« Honnêtement »).
Les campagnes hybrides que mènent Le Serviteur du peuple et Holos s’ajoutent à des pratiques traditionnelles aux élections ukrainiennes. Une série de candidats techniques, chargés de faire diversion auprès des électeurs, ont été enregistrés, par exemple une douzaine d’hommes portant le nom Zelenski, ou encore l’immanquable Dark Vador, qui prend part à chaque scrutin depuis 2012 dans la ville portuaire d’Odessa.

Les circonscriptions majoritaires, en particulier, sont entachées de distributions de nourriture, de vêtements, de gadgets, de concerts. De généreux candidats reconstruisent à la hâte des routes ou des aires de jeux pour enfants. Une vidéo amateur a surpris, le 14 juillet, l’ancien ministre des infrastructures Borys Kolesnikov se vantant auprès de ses électeurs dans l’est de l’Ukraine de l’achat d’ascenseurs flambant neufs. « Pourquoi vous voudriez voter pour l’autre candidat ? Lui il a rénové des vieux ascenseurs pour le double de ce que j’ai dépensé ! », s’exclame-t-il. Un argument qui coupe court à tout débat d’idées, mais qui assure une réélection quasi automatique à Borys Kolesnikov.
L’équipe de journalistes d’investigation Schemy se désole aussi de voir de nombreux figurants de ses enquêtes bien placés pour gagner un siège. Sans oublier que, dès le lundi 22 juillet, débuteront les tractations pour la formation d’un gouvernement et les nominations aux postes clés. Dans la vague de la révolution de la Dignité, le Parlement élu en octobre 2014 « comportait 68 % de nouveaux visages », notamment des participants de Maïdan et des volontaires engagés sur le front de l’Est, rappelle l’analyste Balazs Jarabik.

La refonte du corps parlementaire avait permis l’adoption de nombreuses réformes structurelles, et la création d’institutions de lutte contre la corruption. Elle n’avait cependant pas suffi à empêcher les dérives de Petro Porochenko et de son exécutif.

Dans les circonstances actuelles, le nom d’Arsen Avakov, ancien parrain des milieux criminels de Kharkiv, dans l’Est, et actuel ministre de l’intérieur, est évoqué régulièrement comme potentiel premier ministre. Cette nomination donnerait une tonalité très conservatrice à la « nouvelle Ukraine » de Volodymyr Zelenski, et pourrait paralyser le potentiel d’un Parlement renouvelé.

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