Mediapart: L’Ukraine, véritable obsession de Donald Trump
Article publié sur le site de Mediapart, le 28/09/2019
La révélation du signalement d’un lanceur d’alerte, dans lequel Donald Trump demande l’aide de l’Ukraine pour la présidentielle de 2020, est le dernier épisode d’une longue série dans laquelle Kiev se retrouve, bien malgré elle, au cœur des scandales politiques américains. Une position inconfortable pour un pays coincé entre l’ingérence russe et la force de frappe de Washington.
Kiev (Ukraine), correspondance.– Il se sent « très calme ». En déplacement à l’Assemblée générale de l’ONU, à New York, le 25 septembre dernier, Volodymyr Zelensky se retrouve pourtant propulsé au cœur d’un tsunami politique américain. La veille, le parti démocrate a engagé une procédure de destitution à l’encontre du président Trump en raison de pressions que celui-ci aurait exercées sur son homologue ukrainien. Pour autant, ce dernier, un comédien de carrière élu après un raz-de-marée électoral en avril, veut surtout « ne pas [s]’immiscer dans la politique électorale américaine ». Lors de sa première rencontre officielle avec le locataire de la Maison Blanche, devant une nuée de journalistes, il plaisante même sur la transparence de leurs échanges. Et d’insister : « Personne n’a fait pression sur moi. »
Les présidents ukrainien et américain lors de leur rencontre, en marge de l’Assemblée générale de l'ONU, le 25 septembre 2019. © Reuters
Volodymyr Zelensky marche néanmoins sur des œufs. La publication des notes d’un entretien téléphonique, en date du 25 juillet, a bel et bien démontré que Donald Trump lui a demandé une « faveur » : « regarder » le cas de Hunter Biden, fils de l’ancien vice-président de Barack Obama et potentiel concurrent de Donald Trump à l’élection de 2020. Un scandale qui risque de contraindre Volodymyr Zelensky à l’impensable : prendre position dans les affrontements partisans qui déchirent Washington.
Aussi le maître de Kiev se montre courtois, tant dans les notes de la conversation téléphonique que lors de la rencontre avec Donald Trump. « On ne peut pas attendre d’un des présidents les moins influents au monde qu’il adopte une position ferme ou manque de politesse face à l’une des personnes les plus puissantes de la planète », commente l’historien et politologue Alexander Motyl. D’autant que Volodymyr Zelensky est en premier lieu victime d’une affaire qui le dépasse, entamée en 2016.
C’est en août de cette année que le député et lanceur d’alerte Serhiy Leshchenko publie à Kiev des carnets de compte secrets révélant qu’un consultant politique américain, Paul Manafort, avait conseillé le président ukrainien autoritaire et corrompu Viktor Ianoukovitch de 2004 à 2014. Des paiements d’un montant total de 12,7 millions de dollars avaient été versés à son profit. Une coquette somme qu’il n’avait pas déclarée au fisc américain.
Après la Révolution de la dignité et la chute du régime Ianoukovitch, Paul Manafort était reparti aux États-Unis, pour réapparaître directeur de campagne de Donald Trump. La révélation des carnets secrets lui avait coûté son poste. Et ils font partie des éléments qui ont mené en 2018 à sa condamnation à 7,5 ans de prison pour fraude fiscale et fraude bancaire, entre autres.
Paul Manafort escorté au tribunal le 27 juin 2019. © Reuters
Pour l’administration Trump, les déboires de Paul Manafort comptent parmi les plus gros coups de tonnerre de l’enquête sur « l’ingérence russe » lors de l’élection de 2016. Aussi, le président et son avocat Rudolph Giuliani en ont nourri une rancœur tenace à l’encontre de certaines personnalités ukrainiennes, et du service diplomatique mis en place sous Barack Obama.
Les manœuvres de Rudolph Giuliani pour obtenir, auprès de responsables ukrainiens, des éléments pour tenter d’innocenter Paul Manafort ont été très visibles à Kiev ces deux dernières années, à travers ses rencontres avec le ministre de l’intérieur Arsen Avakov ou le procureur général Iouri Loutsenko. Le tandem Trump-Giuliani s’est aussi fait le porte-voix de la théorie d’une ingérence ukrainienne dans l’élection de 2016 en faveur de Hillary Clinton, en réaction à l’enquête sur l’ingérence russe. L’allégation n’a jamais été prouvée, ce qui n’empêche pas Rudolph Giuliani d’y faire régulièrement référence.
Le 27 septembre, il a ainsi annoncé vouloir publier « vidéos, témoignages et documents compromettants » qui établiraient le soutien de l’Ukraine à l’infortunée candidate démocrate. Rien n’indique à l’heure actuelle de quelles preuves il pourrait s’agir, ni mêmes si elles existent.
Parmi les éléments potentiellement incriminants, Donald Trump semble tenir à un « serveur » lié à la société Crowdstrike, une firme de cybersécurité qui a enquêté sur le piratage du Comité national démocrate en 2016. Dans l’appel téléphonique du 25 septembre, le président américain suggère à son homologue ukrainien que le « serveur » est en Ukraine. Et que Crowdstrike est d’ailleurs lié à un « riche Ukrainien ».
Problème : l’existence dudit serveur n’a jamais été prouvée. Aucun lien avec l’Ukraine n’a été établi par les enquêteurs, alors que le piratage par des hackers russes est, lui, démontré de manière factuelle. Cette histoire de serveur, que Donald Trump mentionne avec flou dans la conversation du 25 juillet, est avant tout une indication de l’obsession que la Maison Blanche nourrit pour l’Ukraine.
À en croire Rudolph Giuliani, c’est en recherchant des éléments sur les affaires Manafort et la supposée ingérence électorale ukrainienne qu’il a « découvert » la présence de Hunter Biden au conseil d’administration de la société ukrainienne Burisma. Les activités de conseil qu’il y a exercées ne sont pas définies avec certitude. En revanche, deux choses sont claires : il y était payé grassement, jusqu’à 50 000 dollars par mois selon The New York Times. Et l’entreprise est liée à Mykola Zlochevsky, un oligarque et ancien ministre de l’autoritaire Viktor Ianoukovitch. Cette affiliation a justifié une série d’enquêtes après le changement de régime de 2014.
Aucune n’a abouti – avant tout en raison de l’incompétence des trois procureurs généraux nommés successivement par le président Petro Porochenko. Tous trois ont été taxés de corruption et d’abus de pouvoir par la société civile ukrainienne et les partenaires occidentaux de Kiev. C’est une pression combinée sur Petro Porochenko qui a mené au licenciement du deuxième procureur général, Viktor Shokin. Joe Biden a lui-même reconnu avoir menacé de suspendre une aide américaine cruciale au cas où celui-ci ne serait pas limogé.
L’ancien procureur général Viktor Shokin, en contact avec Rudy Giuliani et notoirement accusé de corruption en Ukraine, en 2015. © Reuters
Mais rien n'indique que cette posture était liée à l’enquête sur Burisma, et encore moins à une volonté d’empêcher une poursuite contre son fils. De fait, la justice ukrainienne n’a jamais initié de recherches sur les activités de Hunter Biden. Rien ne laisse supposer que son emploi à Burisma, achevé début 2019, ait eu un caractère illégal. Mais Rudolph Giuliani ne l’entend pas de cette oreille. Ses contacts, notamment avec le troisième procureur général de l’ère Porochenko, Iouri Loutsenko, démontrent qu’il a tenté à plusieurs reprises de faire initier une enquête contre Hunter Biden.
La position inconfortable du président ukrainien
C’est dans le contexte de cette affaire, longue et complexe, que Volodymyr Zelensky remporte l’élection présidentielle en Ukraine le 21 avril dernier, avec 73 % des voix. Le 21 juillet, son parti Le Serviteur du peuple gagne une majorité absolue de sièges au Parlement. Le changement de pouvoir à Kiev devient une nouvelle opportunité pour le tandem Trump-Giuliani d’obtenir des résultats.
Rudy Giuliani, lors d'un meeting de Trump, le 15 août 2019. © Reuters
En mai, l’avocat tente d’organiser une visite à Kiev. Il doit l’annuler dans la précipitation, après que ses motifs ont été mis en question publiquement. Il se venge en accusant Serhiy Leshchenko, le lanceur d’alerte qui avait publié les carnets secrets de Paul Manafort, « d’ennemi du président [Trump – ndlr], un ennemi des États-Unis ». Serhiy Leshchenko ne s’en est toujours pas remis. « Cela a eu un effet dévastateur sur ma carrière politique », écrit-il dans une tribune publiée par le Washington Post.
Dans la foulée, l’ambassadrice des États-Unis Marie Louise Yovanovitch est aussi rappelée à Washington. Un désaveu humiliant pour cette diplomate de carrière, quelques semaines seulement avant le terme prévu de son mandat.
Marie Louise Yovanovitch, l'ambassadrice rappelée à Washington par Donald Trump. © Reuters
Comme le révèle la plainte du fonctionnaire américain lanceur d’alerte, Rudolph Giuliani noue des contacts avec le chef de l’administration présidentielle, Andriy Bohdan, et le directeur des services de sécurité (SBU), Ivan Bakanov. Il cherche aussi à rencontrer Volodymyr Zelensky directement par l’entremise de l’influent oligarque Ihor Kolomoisky. Jusqu’au 25 juillet où Donald Trump demande par téléphone à Volodymyr Zelensky de « regarder » le cas Biden.
Les détails sont désormais connus, y compris la décision de Donald Trump de geler 391,5 millions de dollars d’aide militaire en amont de l’appel. Les raisons évoquées par la Maison Blanche de se prémunir contre la corruption en Ukraine ont été démenties par une note du Pentagone. C’est bien pour créer un levier de pression sur Kiev que Donald Trump a suspendu l’assistance.
Pendant la conversation, le président américain verse aussi dans la théorie du complot, par exemple quand il défend le « bon procureur général » que Joe Biden aurait fait renvoyer. Il parle de Viktor Shokin ou de Iouri Loutsenko, deux personnalités honnies par l’opinion publique ukrainienne et méprisées par les juristes et les diplomates.
La demande de Donald Trump est en tout cas restée lettre morte jusqu’à présent. Les notes de l’entretien du 25 juillet révèlent que Volodymyr Zelensky lui a assuré que le prochain procureur allait être son « homme à 100 % », étant donné qu’il venait de remporter une majorité absolue au Parlement. Mais aucune enquête sur Hunter Biden n’est ouverte, et rien n’indique que les nouvelles autorités aient voulu accéder à la « faveur » évoquée depuis le Bureau ovale. L’aide militaire a d’ailleurs été débloquée par le Congrès en août, délivrant Volodymyr Zelensky de cette épée de Damoclès.
Le président ukrainien a de toute façon été servi par le calendrier, puisque « son » procureur général n’a été élu que le 29 août. Soit une fenêtre de tir trop étroite avant l’éclatement du scandale, mi-septembre.
Reste que l’ironie est cruelle : Volodymyr Zelensky a été élu en avril sur une vague de dégagisme inédit, pour lutter contre la corruption et renforcer l’État de droit. « Et ce ne sont pas les oligarques ou des députés corrompus ukrainiens qui lui demandent d’instrumentaliser la justice, mais le leader du monde libre », déplore l’éditorialiste Anne Applebaum.
En Ukraine, cette ironie n’est pas ressentie comme telle. Le scandale est à peine mentionné dans les journaux télévisés, et la cote de popularité de Volodymyr Zelensky frise les 80 % de soutien. Sur les réseaux sociaux, les commentaires sont en fait amusés. « L’influence qu’a prise l’Ukraine dans la politique américaine doit faire pâlir Poutine de jalousie ! », écrit ainsi le politologue Dmytro Potekhin sur Facebook. « Zelensky s’en sortira très bien », selon l’expert politique Volodymyr Fesenko.
L’affaire est cependant loin d’être terminée en Ukraine. Le député Oleksiy Honcharenko a réclamé, le 27 septembre, la publication des enregistrements audio complets, « seule façon de comprendre à travers les intonations de voix s’il y a eu pression ou non », comme l’explique son assistant Andriy Bondarenko. Volodymyr Zelensky s’est lui dit opposé par principe à la diffusion de ces enregistrements « parce qu’il y a la géopolitique, les plans, et tout… »
Le président est d’ailleurs critiqué depuis la publication des notes du 25 juillet. Non pas à cause de son rôle dans la politique américaine, mais à cause des commentaires désobligeants qu’il a émis à propos du manque de soutien de la France, de l’Allemagne et de l’Union européenne.
« Il a des raisons légitimes de critiquer Paris et Berlin », précise Volodymyr Fesenko. L’un pour son rôle dans le retour de la Russie au sein de l’Assemblée du Conseil de l’Europe et l’amorce d’un rapprochement avec Vladimir Poutine. L’autre pour la construction interrompue du gazoduc NordStream II dans la mer Baltique.
Toujours est-il que le moment est très mal choisi pour susciter des tensions avec les partenaires européens de l’Ukraine. Volodymyr Zelensky a fait de la résolution de la guerre dans l’est du pays, où plus de 13 000 personnes ont déjà perdu la vie selon l’ONU, une priorité. Le soutien français et allemand est crucial dans les négociations de paix avec Vladimir Poutine, sachant que le ministre des affaires étrangères Vadim Prystayko redoute d’ores et déjà qu’Emmanuel Macron et Angela Merkel poussent l’Ukraine à signer un « mauvais traité ». Une administration américaine bienveillante est donc vue à Kiev comme un élément déterminant des discussions, afin de contrebalancer des Européens qui se montreraient frileux face au Kremlin.
Cette espérance est mise à mal par le scandale actuel. D'autant que le scandale est loin d'être fini. Car si Volodymyr Zelensky a été sollicité par le président républicain, il le sera sans aucun doute aussi par les démocrates, dont la procédure de destitution repose quasi intégralement sur un faisceau de preuves qu’ils doivent étayer en Ukraine. Une polarisation de la question ukrainienne à Washington ne pourrait être que désastreuse pour Kiev, assure Alyona Hetmantchouk, directrice du New Europe Center. Dans une tribune au New York Times, elle se désole que son pays soit désormais écartelé entre « l’agression russe », depuis 2014, et « le désir de Trump d’être réélu à n’importe quel prix ».