Mediapart: Michel Terestchenko, un Français à l’assaut de la présidence ukrainienne

Article publié sur le site de Mediapart, le 01/10/2018

Photos: Niels Ackermann / Lundi13

Tout juste démissionnaire de sa mairie de Hloukhiv, une ville d’environ 30 000 habitants dans le nord-est du pays, le Français Michel Terestchenko, naturalisé en 2015, s’est déclaré candidat à la présidentielle ukrainienne. Avec la volonté de parvenir à réformer son pays face à la corruption.

Kiev (Ukraine), de notre correspondant.– « C’est la goutte qui fait déborder le vase. Comment continuer à travailler dans ces conditions ? » Le 27 septembre dernier, la photo postée sur le profil Facebook de Michel Terestchenko fait sensation en Ukraine. Le maire de Hloukhiv, une ville d’environ 30 000 habitants dans le nord-est du pays, ouvre debout la séance de son conseil municipal. Devant lui, deux élus, au lieu des 29 que compte l’assemblée. Michel Terestchenko dénonce un boycott organisé par la mafia locale, dont la corruption irriguerait tous les partis politiques. Il s’avoue impuissant à « casser le système » à Hloukhiv et démissionne le lendemain.

En fait d’abandon, il voit sa démission comme un moyen d’action. Afin de débloquer la situation au niveau local, il se projette à l’échelon national. Ce lundi 1er octobre, il s’est porté candidat à la présidence de la République, avec un mot d’ordre simple : « sauver l’Ukraine ». Le combat ultime de cet entrepreneur français, né en 1954 à Paris et naturalisé ukrainien en 2015. Plus qu’une aventure personnelle, c’est une croisade qui en dit long sur l’Ukraine d’hier et d’aujourd’hui.

Terestchenko, c’est d’abord un nom. À partir de la fin du XIXe siècle, cette famille d’entrepreneurs avait prospéré dans l’empire tsariste. Depuis leur base de Hloukhiv, les Terestchenko s’étaient étendus à Kiev, à 300 kilomètres à l’ouest. Industriels, propriétaires terriens, collectionneurs d’art et philanthropes, ils ont apposé leur marque, encore visible dans le centre de la capitale de l’Ukraine indépendante. La politique n’a jamais été trop loin non plus. En mai 1917, le grand-père de Michel, Mikhail Terestchenko, fut nommé ministre des finances et des affaires étrangères du gouvernement provisoire de Russie, avant d’être arrêté par les bolcheviques de Lénine à la suite de la révolution d’octobre. Mikhail parvint à s’évader. Il se réfugia en France avec une partie de sa famille et quelques possessions, dont un diamant bleu, vendu en 1984 pour 4,6 millions de dollars.

C’est donc dans le culte d’une saga familiale prestigieuse que Michel a grandi. Après des années de voyages, notamment dix ans aux États-Unis, il s’était lancé sur les traces de ses ancêtres. Le 17 septembre 2003 lui apparaît la dépouille de son arrière-arrière-grand-père Nikola dans le caveau Terestchenko à Hloukhiv, « entièrement conservée ». Il y voit un message. « J’ai compris que je devais rester en Ukraine, et faire quelque chose pour ce pays », se souvient Michel Terestchenko. Il s’installe, lance des affaires de miel, puis de lin, apprend le russe et l’ukrainien, et gagne la sympathie de l’opinion publique. Dans un restaurant du centre de Kiev, quelques jours avant sa démission de son poste de maire, l’homme est affable, sourire aux lèvres, sans un mot plus haut que l’autre. Il raconte l’histoire de sa famille avec la même placidité qu’il dénonce corruption et oligarchie. Pourtant, il s’en considère comme une victime directe, et en a gros sur le cœur.

En tant qu’entrepreneur, il a dû faire face à la corruption endémique qui pèse sur la plupart des investissements en Ukraine. C’est donc tout naturellement qu’il prend fait et cause pour les protestataires de la Révolution de la Dignité, en hiver 2013-14. Sur la place Maïdan à Kiev, il milite contre le régime policier d’alors et défend un État de droit transparent, comme des réformes en profondeur. Il y tisse des liens étroits avec des personnalités nationalistes, pour certaines radicales, et des militants qui s’engageront par la suite sur le front de l’Est contre les forces pro-russes et russes. Il acte son patriotisme en mars 2015, quand le président Petro Porochenko lui accorde la citoyenneté ukrainienne. En octobre 2015, il est élu maire de Hloukhiv à la surprise générale.

Selon le FMI, l’Ukraine est le plus pauvre pays d’Europe en termes de PIB par habitant, après la Moldavie. À son extrémité nord-est, à 15 kilomètres de la frontière russe, 80 % de la population de Hloukhiv vit d’aides et allocations, sous le seuil de pauvreté ukrainien. Ce qui en ferait « une des communes les plus pauvres d’Europe », selon le maire. Lors d’une visite en septembre 2016, Michel Terestchenko nous expliquait comment il entendait « rendre sa splendeur » à la ville de ses ancêtres. Rénover la cathédrale, le château d’eau – emblème de la ville –, rénover les infrastructures municipales, attirer des investisseurs, etc. Il ambitionnait de transformer le centre-ville en un parc à thèmes historique, afin que « les Ukrainiens redécouvrent leur passé » et se différencient de la Russie voisine.

Dans un premier temps, son plan fonctionne. L’équipe municipale assainit les finances publiques, dégage des excédents budgétaires et utilise ses faibles ressources pour améliorer l’isolation thermique des écoles et hôpitaux, ou encore pour refaire des trottoirs. « On n’a pas pu refaire les routes faute de moyens. Mais seuls 3 % des habitants ici ont une voiture, donc ils ont été très contents de pouvoir mieux marcher… », se félicitait Michel Terestchenko. « On veut y croire, lançait Lioudmila X, une habitante croisée dans la rue en septembre 2016. Michel a beaucoup d’idées, et il est efficace. » L’affection des habitants semblait sincère. Mais déjà en 2016, les limites de son action se faisaient sentir. « Il y a beaucoup de problématiques locales qu’il ignore, ou ne veut pas accepter… », poursuivait Lioudmila.

De fait, l’opposition des barons régionaux et des contrebandiers qui cherchent à préserver leurs trafics frontaliers est rude. Michel Terestchenko doit faire face à des voyous agressifs envoyés par ses opposants et à des campagnes de diffamation dans les médias. La voiture de son épouse ukrainienne Olena, elle-même ancienne conseillère municipale réformatrice à Kiev, est incendiée. La police et les procureurs se montrent soit impuissants, soit complaisants. Même « les services secrets russes se sentent à Hloukhiv comme chez eux », selon le maire, et lui compliquent la tâche. Il en vient à se brouiller avec les autorités régionales, perd sa majorité au conseil municipal et demande en vain sa dissolution auprès de la Verkhovna Rada (Parlement). S’il s’est retrouvé bloqué à Hloukhiv, ce serait parce que son protecteur à Kiev, le président Petro Porochenko, l’a trahi.

Opposition frontale

« Lors de nos premières rencontres, il avait promis de m’aider, se souvient Terestchenko. Il m’a lâché au profit de la mafia locale. Et en faisant cela, il a abandonné le Nord-Est aux corrompus et aux Russes. » En filigrane, une stratégie qui viserait à s’assurer du soutien des barons régionaux dans l’élection présidentielle de 2019. L’administration présidentielle ne fait aucun commentaire en réponse à ces accusations. Celles-ci restent difficiles à prouver, comme la plupart des persécutions dont se plaint Michel Terestchenko.

Il n’empêche qu’il n’est pas le seul à s’estimer trahi par Petro Porochenko. Élu dans la vague de la révolution, en mai 2014, pour rénover la culture politique et l’épurer de ses pratiques corrompues, le chef de l’État est aujourd’hui critiqué pour avoir restructuré le système oligarchique en sa faveur. De nombreux scandales de corruption éclaboussent ses proches. Au fur et à mesure que sa verticale du pouvoir s’est affermie, Porochenko s’est dissocié des réformateurs ukrainiens et sponsors occidentaux, soutiens du processus de réformes.

Les critiques se généralisent, et Michel Terestchenko s’inscrit dans une opposition frontale. Fin 2017, on le voit aux côtés du turbulent Mikheïl Saakachvili, ancien président de Géorgie impliqué dans la vie politique ukrainienne depuis 2014, un autre déçu de Porochenko. « Plus de 10 000 personnes ont perdu la vie, de Kiev au front de l’Est, pour que ce pays aille de l’avant, renchérit Terestchenko. Mais il s’est avéré que Porochenko est juste un oligarque comme les autres. La différence, c’est qu’il parle anglais et sait faire des sourires aux Occidentaux. » Or pour l’ancien maire, quiconque entretient la corruption systémique en Ukraine fait le jeu de la Russie : « On peut être aussi nationaliste que l’on souhaite. Tant que Vladimir Poutine a en face de lui des gens qu’il peut acheter, l’Ukraine restera à sa botte. »

À quelques mois de l’élection présidentielle du 31 mars 2019, Michel Terestchenko estime donc « ne pas avoir le choix » : s’il veut poursuivre son engagement en faveur de l’Ukraine, il lui faut viser plus haut. « Aucun des candidats actuels ne pourra casser le système oligarchique et refaire vivre l’esprit de Maïdan », analyse-t-il. Que ce soit Petro Porochenko ou la favorite du moment, l’ancienne égérie de la Révolution orange de 2004 et aujourd’hui très controversée Ioulia Tymochenko, le paysage politique n’est composé que d’anciens visages. Tous sont liés à des scandales retentissants, à des oligarques mystérieux, et incarnent aux yeux de la population la stagnation dont souffre le pays depuis son indépendance en 1991.

Pour Michel Terestchenko, « la victoire des forces d’hier » conforterait les candidats à l’émigration et accélérerait un déclin démographique dramatique – de 52 millions d’habitants en 1991 à environ 40 aujourd’hui. Quant à ceux qui resteront, « beaucoup se demanderont ouvertement si l’Ukraine a encore une raison de vivre », poursuit-il. Soit une pente raide vers « un éclatement et une balkanisation » du pays.

Nombreux sont les observateurs, réformateurs et militants de la société civile qui partagent ce pronostic alarmiste. Il est pourtant difficile de trouver un expert qui soit prêt à discuter des perspectives présidentielles de Michel Terestchenko, ou un réformateur qui soit prêt à le soutenir. Il n’apparaît même pas dans les sondages. Quelques jours avant l’annonce de sa candidature, lui-même admet « ne pas être le mieux préparé ». Il ne donne aucun détail ni sur son équipe, composée « d’anciens de Maïdan, des officiers ou encore des représentants des forces de l’ordre », ni sur son financement. « Nous aurons ce qu’il faut grâce au soutien de personnes importantes – pas des oligarques », assure-t-il. Une candidature floue qui semble, au premier abord, plus fragile que celle de ses concurrents.

De fait, malgré les critiques, Petro Porochenko dispose d’un bilan sérieux de chef de guerre, négociateur international et patron de certaines réformes structurelles telle que les marchés publics, l’éducation ou la santé. Ioulia Tymochenko, elle, s’est bâti une aura médiatique incontestable. À 64 ans, Michel Terestchenko bénéficie certes d’un capital de sympathie dans l’opinion publique et d’une réputation d’incorruptible. Il offre néanmoins un discours austère, qui peinera à séduire l’électorat. Et s’il ne se considère « plus comme Français » depuis 2015, il reste estampillé comme un réformateur étranger dans chaque article de presse. De quoi se demander pourquoi l’homme tient tant à tenir le devant de la scène, au lieu d’apporter son soutien à un candidat plus connu.

« Je pense que la présidence accueillera ma candidature comme une blague, explique-t-il. Et cela peut me servir. À Hloukhiv, mes opposants ne me donnaient pas une chance non plus. Et j’ai gagné avec une campagne de 35 000 hryvnias [environ 1 000 euros – ndlr] ! » Michel Terestchenko compte ainsi sur un effet de surprise, qui lui permettra non seulement d’être élu, mais aussi d’appliquer un programme radical. « Il faut attraper tous les corrompus dans le filet. Cela passera par des fermetures de frontière, d’aéroport, de comptes en banque, et beaucoup de gens iront en prison », lance-t-il, débonnaire.

Comment mettre en œuvre de telles mesures sans le soutien du Parlement ? En faisant passer une série de lois d’exception, qui permette au président de « donner un coup de balai radical », que les Ukrainiens appelleraient de leurs vœux. « Il y a un malaise profond qu’il faut régler d’une manière raisonnablement autoritaire, tranche-t-il. Sans quoi l’exaspération des gens deviendra incontrôlable, et ils régleront cela de manière radicalement autoritaire. »

Michel Tereschenko réfute le terme de dictature, mais appelle tout de même à une « période d’intransigeance » de deux ou trois ans. Après quoi il entend faire de l’Ukraine « le Canada de l’Europe », un pays « progressiste et moderne, une terre d’opportunités et d’immigration », avec une taille comparable et des voisins tout aussi « turbulents ».

Aventurier, opportuniste, rêveur révolutionnaire ou réformateur visionnaire ? Michel Terestchenko se dit guidé par le souvenir prestigieux de sa famille. « Je n’avais jamais pensé devenir ukrainien, encore moins devenir maire ou candidat à la présidentielle, confie-t-il. Mais c’est plus fort que moi. Il y a un chemin qui a été tracé pour moi. J’ai décidé de ne pas dire non. » Et si sa campagne ne prend pas, il promet de ne pas en souffrir. « Je peux très facilement retourner à une vie paisible, loin de tous ces tracas. Mais l’important, c’est de sortir l’Ukraine de l’ornière. » Reste à savoir si les Ukrainiens ont envie de lui confier cette mission.

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