Libé: Les politiciens d’Ukraine en mission récupération de l’autocéphalie
Analyse publiée dans Libération, le 10/10/2018, en lien avec l’article de Veronika Dorman sur le divorce orthodoxe de Moscou et Kiev
Slogan de campagne ou épouvantail : le président Porochenko et ses adversaires se sont empressés de faire de l’indépendance de l’Eglise un enjeu électoral.
C’est un événement historique qui fait le jeu de la politique politicienne. Dans le cadre de la campagne pour sa réélection de 2019, le président ukrainien, Petro Porochenko, a fait de la création d’une Eglise autonome une priorité. En avril, le chef de l’Etat s’est rendu à Istanbul pour rencontrer le patriarche œcuménique Bartholomée Ier. Après avoir reçu des assurances sur un octroi prochain de l’autocéphalie, il l’a intégré à son slogan : «Armée, langue, foi».
«Souveraineté». Très critiqué en Ukraine pour ses manquements dans la lutte contre la corruption, Porochenko tente ainsi de se présenter comme un président bâtisseur, garant de l'indépendance nationale, considérant que la très présente Eglise russe est une «menace pour la sécurité nationale». Il pousse par là même ses opposants à se positionner sur la question. La favorite des sondages, l'égérie de la révolution orange de 2004, Ioulia Timochenko, soutient l'initiative présidentielle comme «un moyen de renforcer la souveraineté nationale». Mais tous les candidats ne sont pas prêts à accorder un point au chef de l'Etat.
Michel Terestchenko, entrepreneur français naturalisé ukrainien en 2015, regrette ainsi que l'autocéphalie «attendue par les Ukrainiens depuis si longtemps» n'ait pas été mieux préparée. Ex-maire d'une commune de l'est de l'Ukraine, il met en garde contre un «schisme religieux» et un fort traumatisme parmi la population. «Les icônes des églises commencent à être envoyées à Moscou ! s'inquiète-t-il. Les prêtres des paroisses qui dépendent de Moscou assurent qu'elles seront volées après la décision de Constantinople. Cette paranoïa est entretenue par le Président, qui ne cherche pas le consensus mais plutôt à consolider son électorat.»
«Ingérence». Que l'octroi de l'autocéphalie crée véritablement une nouvelle fracture en Ukraine n'est pas garanti. Mais l'idée est effectivement instrumentalisée à des fins politiques. Les anciens alliés du président autoritaire déchu, Viktor Ianoukovitch, solidement implantés dans les régions du sud-est en vue des élections législatives de l'automne prochain, en ont aussi fait un cheval de bataille. L'oligarque Vadim Novinski agite ainsi la menace d'une «guerre civile». Ami personnel de Vladimir Poutine, Viktor Medvedtchouk considère l'initiative de Porochenko comme «une ingérence anticonstitutionnelle de l'Etat dans les affaires religieuses». Soit les bases d'un argumentaire politique et juridique qui sera développé dans les meetings de campagne et dans la rue.
Vadim Novinski redoute ainsi «une guerre pour chaque église, dans chaque village». La perspective de saisies musclées d'églises orthodoxes du patriarcat de Moscou est d'autant plus facile à brandir que plusieurs cas ont émaillé le début de la guerre en 2014. Oleh Tyahnybok, chef du parti nationaliste Svoboda, a d'ores et déjà appelé à prendre possession de la laure de Kiev, résidence du primat de l'Eglise orthodoxe d'Ukraine et centre de pèlerinage majeur du patriarcat de Moscou, «sans attendre la décision de Constantinople». Les autres forces nationalistes, dont l'ambitieux Andriy Biletsky, du bataillon ultraradical Azov, ne se sont pas encore prononcées sur leur future politique, hormis des déclarations régulières sur une «cinquième colonne» du Kremlin en Ukraine. Leur réaction à l'autocéphalie donnera le ton de leur campagne électorale.