Regard sur l’Est: “Hostinniy Dvir”, une “République” qui fait du bruit en Ukraine
Reportage publié sur le site de Regard sur l’Est, le 15 novembre 2012.
En Ukraine, l'occupation citoyenne d'un monument historique du centre de Kiev est devenue le symbole d'une contestation grandissante au système incarné par le Président Victor Ianoukovitch, jugé oligarchique, autoritaire et corrompu.
De la défense du patrimoine architectural de la capitale à la dénonciation de fraudes électorales lors des élections législatives du 28 octobre, la Hostynny Dvir est devenue un des marqueurs de ce que certains considèrent comme une « révolution silencieuse ».
Au cœur du quartier historique du Podil, la Kontraktowa Plosha (Place du Contrat) est l'un des endroits de Kiev les plus prisés pour une promenade du dimanche. Entre un petit parc, les bâtiments de la prestigieuse académie Mohylanka, des bibliothèques et librairies, restaurants et cafés, les badauds déambulent et profitent des derniers beaux jours avant l'hiver. Au cœur de la place, les curieux entrent pour jeter un œil dans la cour de la Hostynny Dvir(Cour Hospitalière), un élégant bâtiment blanc rectangulaire, haut de deux étages. Longtemps inscrit sur la liste des monuments historiques d'Ukraine, le bâtiment a été déclassé de manière unilatérale par un décret du Premier ministre Mykola Azarov en août 2011. L'affaire a d’abord fait peu de bruit, jusqu'à une série de protestations au printemps 2012.
Un mécanisme bien huilé
« Le décret d'Azarov est illégal », dénonce Dmytro Potekhine, analyste politique et l’un des initiateurs du mouvement. « C'est juste une manœuvre de plus du gouvernement pour se faire de l'argent aux dépens de l'héritage national. Le 26 mai, le jour d'honneur de Kiev, j'ai brisé la serrure de la porte d'entrée de la Cour avec un ami et nous y avons invité des activistes. Et nous nous sommes installés ». La Hostynny Dvir est rebaptisée Hostynna Respublika (République Hospitalière), et s'est depuis faite une place au cœur des contestations d'une société civile ukrainienne bourgeonnante. « Ils nous appellent 'occupants' mais, en fait, nous avons libéré l'endroit des spéculateurs illégitimes », explique D. Potekhine.
Bâtie au début du 19e siècle d'après les plans d'un architecte italien, la Hostynny Dvir a été restaurée entre 1971 et 1990 et classée depuis comme un monument historique. Jusque récemment, elle hébergeait une libraire et un institut public de recherches, des restaurants, un atelier d'architecture, un studio de photographie ainsi qu'une compagnie privée, Ukrrestavracia. À l'annonce de la privatisation de la Hostynny Dvir et du lancement de nouveaux travaux de rénovation, la plupart de ces locataires ont mis la clé sous la porte. En tête de file pour acquérir le bâtiment, Ukkrestavracia s'est montrée très intéressée, afin d'y réaliser les travaux nécessaires. La Hostynny Dvir a en effet sérieusement besoin de rénovations et ses fondations, affaiblies par les vibrations de la ligne de métro avoisinante, doivent être renforcées. Ukkrestavracia souhaite transformer cet espace en centre commercial et d'affaires.
Selon la législation ukrainienne, le locataire d'un bâtiment possédé par l'État serait en mesure de l'acquérir lors de sa privatisation sans avoir à passer par un appel d'offres. Mais à la condition: que ce locataire consacre au moins 25 % de la valeur du bâtiment à son entretien. Le directeur d'Ukkrestavracia, Dmytro Yarych, se dit prêt à investir l'argent nécessaire. Il a d'ailleurs confirmé à la presse locale qu'il était partiellement à l'origine du retrait de la Hostynny Dvir de la liste des monuments historiques. Et de préciser que 90 % des parts d'Ukkrestavracia sont détenues par le Afidreko Holdings Limited, une petite firme basée à Chypre (les noms de ses propriétaires restent bien évidemment un mystère).
Ce genre de mécanisme est bien huilé en Ukraine. Il permet à une petite compagnie, sous contrôle d'hommes d'affaires proches du pouvoir, d'acquérir des propriétés publiques à moindre coût. Le processus de privatisation de masse des avoirs de l'État soviétique dans les années 1990 avait été émaillé d'affaires de clientélisme de la sorte. Elles ponctuent aujourd'hui les évolutions du marché immobilier de Kiev, entre autres. Et débouchent sur des projets de rénovation controversés. Juli Lifshits est un spécialiste de l'histoire de Kiev et de la restauration des monuments historiques. Il regrette que « les questions de préservation des lieux historiques et de leur reconstruction dépendent exclusivement des autorités locales ou d'acteurs privés. La société civile ne s'implique pas, elle est amorphe. En plus, nous manquons cruellement d'écoles d'architecture et de spécialistes en la matière, ce qui n'arrange rien. Et les politiques qui font semblant de se mobiliser le font toujours à court terme et avec une idée derrière la tête ».
La reconstruction controversée d'Andriyvsky Uzviz (la descente d'André), à quelque 300 mètres de la Hostynny Dvir, fait désormais cas d'école. Un des endroits touristiques les plus connus de Kiev, la rue a fait l'objet d'une reconstruction en profondeur durant huit mois, dans la perspective de l'Euro-2012 de football. Les critiques dénonçant la mauvaise allocation des fonds, l'incompétence technique et la faible préparation des autorités sont allées bon train. Igor Lutsenko, chef du collectif « Sauvons le vieux Kiev », déplore un amateurisme désespérant. « En premier lieu, ils n'ont pas mis en œuvre la bonne technologie pour rénover les façades. Ce qu’ils ont fait, c’est qu’ils ont bâclé le travail pour présenter un résultat rapide. Mais en fait, il va falloir reconstruire la moitié des bâtiments. Parce qu'ils n’ont pas imperméabilisé les façades comme il fallait, et l'eau ne peut plus en sortir. On sait qu'une façade, ça doit respirer. Mais avec leurs techniques, elles ne pourront pas s'aérer et vont probablement moisir de l'intérieur ».
Au cours des travaux, trois bâtiments historiques ont été abattus pour faire place à un projet de centre d'affaires de la société System Capital Management (SCM), appartenant à Rinat Akhmetov, l'homme le plus riche d'Ukraine et principal soutien du Président Ianoukovitch. Le 11 avril, environ 2 000 personnes sont rassemblées devant les bureaux de la SCM sur Andriyivsky Uzviz et ont réclamé un arrêt du projet. À la surprise générale, R. Akhmetov a annoncé le jour suivant l'abandon des travaux, et promis de reconstruire les immeubles détruits. Quelques semaines plus tard, les mêmes activistes, à la fois encouragés par cette victoire et frustrés par la détérioration globale d'Andriyivsky Uzviz, ont entamé l'occupation de la Hostynny Dvir.
Une « République Hospitalière »
« La première chose que nous avons faite, c'est de nettoyer l'endroit », se rappelle la guide touristique et « occupante » de la première heure, Vladyslava Osmak. « Nous en avons sorti plusieurs camions, tout le monde s'est mobilisé pour nettoyer. J'ai payé de ma poche les deux premiers camions, et nous avons eu la chance de recevoir des donations très généreuses de citoyens qui se sont juste intéressés à notre cause ». Très vite, un comité est mis sur pied, qui décide des questions d'organisation, des tours de veille et de ménage, de la politique de communication ou encore de l'agenda culturel. « Kiev a besoin d'un endroit libre d'accès, où les habitants peuvent venir, s'assembler, et réfléchir à la réalisation d'un environnement urbain plus humain. Cette Cour est le bon endroit pour commencer », explique V. Osmak. Au cours de l'été, la Hostynny Respublika s'impose dans le paysage culturel de la capitale ukrainienne, en abritant concerts, pièces de théâtre, séminaires, salons littéraires, séances de cinéma, cours de langue ou encore classes de yoga. Et l'occupation perdure, contre toute attente.
À la fin de l'automne, I. Lutsenko, devenu un des activistes de la « Respublika », s'attend à ce que la communauté soit évacuée à tout moment, bien que les projets de travaux promis par Ukkrestavracia soient confrontés à des difficultés techniques. Mais pour lui, l'essentiel est déjà acquis : « Ceux qui veulent voler la Hostynny Dvir au peuple essaient de rassurer les investisseurs, en leur disant que tout va bien. Mais il est évident que tout ne va pas bien. Les habitants de Kiev savent bien que le bâtiment est devenu un symbole. Notre travail, c'est de maintenir la Hostynny Dvir au centre de l'attention médiatique, de rappeler que Hostynny Dvir, c'est important. Si on nous évacue, on continue en ligne et dans d'autres endroits. La Hostynny Dvir est devenue un point focal de la vie de la ville, et je ne pense pas que les habitants soient prêts à ce qu'elle disparaisse comme ça ».
Un silence qui fait du bruit
Fort de son activisme civique, I. Lutsenko s'est lancé dans la campagne des législatives en tant que candidat indépendant dans une circonscription de Kiev. En privilégiant une campagne de proximité, différenciée des méthodes traditionnelles des principaux partis ukrainiens, il s'est inséré dans une catégorie de jeunes politiciens, issus de la société civile, qui entendent changer la manière de penser et de pratiquer la politique en Ukraine. « Les partis parlent de la défense de la langue ukrainienne, de la persécution politique, de la Flotte russe de la mer Noire. Mais ce n'est pas de ça que les gens veulent parler. Les grandes formations sont totalement déconnectées de leur vie quotidienne. Moi, j'allais les voir chez eux, je faisais le tour de ma circonscription en vélo, je tenais des rencontres de quartier. Quelques-uns des principaux candidats n’ont même pas pris la peine de se montrer dans le quartier ». À quelques semaines du scrutin, Lutsenko s'est désisté, afin de favoriser la victoire d'un candidat d'opposition contre le Parti des Régions au pouvoir. Mais il entend revenir à la charge pour les élections municipales de Kiev.
L'exemple de la Hostynny Dvir et son impact démontrent qu'un processus de fond serait à l’œuvre en Ukraine, qui mènerait à un réveil de la société civile, tétanisée par la déception amère qui a suivi la Révolution orange de 2004. En 2012, des campagnes telles que « Chesno » ou « Opora » ont visé à responsabiliser les partis politiques et à leur demander des comptes, en amont comme en aval du scrutin. La pression citoyenne et médiatique sur le décompte des voix qui s'est éternisé pendant près de deux semaines après le vote du 28 octobre démontre que celui-ci « a été dominé par une contestation générale », explique Vadym Omelchenko, président de l'institut d'analyse Gorsehnin Group. « Nous estimons que nous avons connu une révolution silencieuse. C'est le premier signal sérieux qui indique que l'Ukraine est, petit à petit, en train de revenir à un mode de développement démocratique ».
Pour consacrer sa vocation d'épicentre d'un renouveau citoyen, la Hostynny Respublika a, quant à elle, accueilli le 28 octobre un centre de monitoring civique des élections. À la mi-novembre, les activistes semblent bien décidés à s'organiser pour l'hiver, et à faire en sorte que cette « révolution silencieuse » continue à faire du bruit.