Regard sur l’Est: La “Révolution des deux tiers” en Hongrie à l’épreuve de la réalité

« On n'organise pas une fête d'anniversaire pour un enfant ! », expliquait, le 29 mai 2010, le nouveau Premier ministre hongrois Viktor Orban. Et pourtant, au soir de sa victoire aux élections législatives, le 25 avril, il annonçait une « révolution ». Réunis devant le Parlement à Budapest pour sa prise de fonction, des milliers de sympathisants ont ainsi été témoins du changement de ton : le redressement de la Hongrie qu'ils attendent depuis des années sera complexe et long.

En toile de fond, c'est un schéma bien connu: un parti politique profite de la perte totale de crédibilité de son principal adversaire pour remporter les élections haut la main, sans avoir à formuler un programme précis. Tout en promettant de distribuer de l'argent public à tout va, pour réparer les injustices du passé et relancer l'économie sinistrée. Une fois au pouvoir, la manœuvre consiste donc à « constater » une situation désastreuse et poursuivre une politique de rigueur tout en blâmant son prédécesseur. Une tactique politicienne éculée certes, mais que V. Orban met en œuvre depuis son entrée en fonction.

Les symboles de l'action...

La nouvelle situation politique hongroise relève néanmoins de l'inédit. Après huit ans de gouvernements socialistes, décrédibilisés depuis les émeutes de 2006[1] et entachés par de graves difficultés économiques, une incapacité notable à faire respecter l'Etat de droit et des scandales de corruption à répétition[2], les électeurs hongrois ont accordé une « super majorité » au Fidesz, parti de droite « dure » à forte tendance nationaliste : 263 sièges lui reviennent au Parlement (Orszaggyules), sur un total de 386. L'opposition y est donc inexistante : les socialistes n'occupent que 59 sièges et le parti d'extrême-droite Jobbik entre au Parlement plus modestement que les pronostics ne le suggéraient, avec 47 députés[3]. Pour V. Orban, c'est une « révolution des deux tiers », qui lui permet de gouverner sans compromis, de modifier la Constitution à loisir et d'imposer n'importe quel agenda politique. Ce qu'il n'a pas encore annoncé clairement.

Mais l'atmosphère de rupture engendrée par le scrutin du 25 avril justifie pour l'instant un certain flou sur la politique à suivre. Le slogan de campagne du Fidesz, « Itt az Idö » (« Le moment est venu »), ne promet-il pas, en soi, un changement radical et dynamique ? D'autant que les premières initiatives de V. Orban donnent une image d'assurance et d'efficacité. Le gouvernement «révolutionnaire» est un cabinet réduit à huit ministères, centralisé et propre à l'action. Même si, derrière ce symbole, une flopée de 41 secrétaires d'Etat donne plutôt l'impression d'un pouvoir exécutif pléthorique[4]. Lors de la première session du Parlement, le parti a déposé un projet de loi réduisant de 386 à 200 le nombre de députés d'ici aux prochaines élections en 2014 et un autre envisageant une modification de la Constitution, sans que sa teneur en ait été précisée. De même, la première dépense du gouvernement, décidée dès le 31 mai, s'est voulue généreuse : 1,5 milliard de forints pour les victimes des inondations dans plusieurs régions du pays, au lieu des 800 millions initialement prévus. En apparence, le « moment est venu ».

Affiche du Fidesz (source : Origo)

 

L'action sans marge de manœuvre ?

Mais, pour la relance de l'économie, il faudra attendre. En promettant des baisses d'impôts, une relance des dépenses publiques et une renégociation des conditions des emprunts réalisés auprès du FMI et de l'UE, sans toutefois détailler les modalités de son ambition, V. Orban a joué sur les émotions des électeurs, victimes d'une cure d'austérité depuis 2006. Il s'efforce manifestement de réduire leurs attentes et de rassurer les marchés, inquiets d'un possible laxisme budgétaire après la rigueur de l'ancien gouvernement socialiste. Laisser filer la dette publique s'avérerait aussi dangereux (la Hongrie a le niveau de dette le plus élevé de la région, à 79 % du PIB). Autrement dit, le Fidesz n'a qu’une marge de manœuvre très réduite dans l'immédiat et d’autre choix que d'annoncer la poursuite de l'austérité.

Ce qu'il a fait très rapidement et de manière efficace. Le 3 juin, V.Orban se rend à Bruxelles pour négocier un déficit budgétaire à 6 % du PIB, contre 3,8 % annoncés par le gouvernement socialiste. Réponse sans appel du président de la Commission José Manuel Barroso: il faut accélérer « la consolidation fiscale » et poursuivre les efforts. Un rappel à l'ordre qui dédouane les dirigeants nationaux dans le maintien de la rigueur. Le même jour, Lajos Kosa, un des vice-présidents du parti, explique froidement lors d'une conférence de presse que son pays n'a qu'une petite chance « d'éviter la situation grecque » et pourrait bien faire défaut sur sa dette. Le lendemain, le porte-parole du Premier ministre, Péter Szijjarto, accuse l'ancien gouvernement d'avoir trafiqué la comptabilité nationale, d'avoir menti au peuple et aux prêteurs internationaux et d'avoir laissé une situation pire qu'attendue. La monnaie nationale, le forint, s'effondre aussitôt, de 4,8 % en moins de deux jours, forçant les grands argentiers internationaux, tels que le président de l'Eurogroupe Jean-Claude Junker et le président du FMI Dominique Strauss-Kahn, à porter leur institution garante de la situation hongroise et à conseiller une discipline fiscale renforcée.

Tout, maintenant, légitime l'inaction du gouvernement en matière économique et financière et les 29 points du « Plan d'action », dévoilé le 8 juin, relèvent encore une fois plus du symbole. Aussi surprenant que cela puisse paraître, l'objectif d'un déficit public à 3,8 % est annoncé comme une priorité du gouvernement. Selon Mihály Varga, en charge d'une analyse approfondie du budget national, il est « atteignable », à condition que le gouvernement prenne des « mesures appropriées ». Toute politique de relance est donc écartée, et le plan, à travers une réforme partielle du système fiscal et quelques mesures énergiques contre la corruption, entend plus rassurer les marchés que les citoyens. Selon le think-tank hongrois Progressziv Intézet, tout effet positif concret pour l'économie ne devrait se manifester que d'ici... un an, au mieux.

L'action symbolique

Aussi peut-on supposer que le « moment » révolutionnaire a vécu, et l'action du Fidesz se mesure principalement en termes de politiques « d'union nationale », à caractère hautement symbolique. Dès le 26 mai, un amendement de la loi sur la nationalité a été voté, permettant aux Hongrois « ethniques » résidant dans les pays voisins d'acquérir plus aisément la citoyenneté hongroise. L'objectif étant d'unifier la « nation », au sens large du terme. A partir de janvier 2011, la procédure de naturalisation, « restauration de la citoyenneté », sera rendue plus aisée aux personnes pouvant prouver qu'un de leurs parents ou grands-parents était citoyen hongrois et réussissant un test de langue. Aucune condition de résidence en Hongrie n'est imposée dans leur cas, même s'ils n'auront accès au droit de vote et aux aides sociales qu'en s'établissant dans le pays.

Le Fidesz, et une large majorité de Hongrois, y voit là le moyen de laver partiellement l'affront du traité de Trianon du 4 juin 1920, qui dépeça la Hongrie de deux tiers de son territoire « historique » et d'un tiers de sa population « ethniquement » hongroise. Aujourd'hui, ce sont environ 2,5 millions de Hongrois qui sont dispersés dans les pays voisins. Lors de sa précédente mandature (1998-2002), V. Orban s'était déjà saisi du sujet en instituant, en juin 2001, une « carte du Hongrois » controversée, qui reconnaissait à un individu le statut de Hongrois « ethnique » et lui offrait quelques avantages matériels dans ses relations avec la «mère-patrie». Cette fois-ci, il va jusqu'à évoquer, juste après son investiture, la création d'une Eurorégion hongroise, où tous les membres de la nation seraient partie intégrante d'un « système de coopération nationale ».


Les Hongrois de l’étranger proche.

Cette idée s'inscrit dans celle, plus globale, de « re-ethnicisation de la citoyenneté », pour reprendre une expression du professeur Christian Joppke, spécialiste des questions de citoyenneté. Un tel procédé a été développé ces dernières années par de nombreux pays, tels que le Mexique, l'Italie, l'Irlande, l'Allemagne ou encore la Lituanie (dans une certaine mesure) et consiste à encourager la création d'une « nation déterritorialisée de co-ethniques »[5] qui rassemblerait tous les membres supposés d'une « communauté imaginée », pour utiliser l'expression de Benedict Anderson[6]. Hormis pour l'unité nationale, un tel processus -en termes diplomatiques, économiques et commerciaux- peut s'avérer extrêmement intéressant[7].

La controverse slovaque

Dans l'immédiat, le Fidesz vient de remplir, avec célérité, l'une de ses seules promesses concrètes. Et aussi de couper l'herbe sous le pied du Jobbik, qui a fait du revanchisme anti-Trianon un de ses fonds de commerce. La « super majorité » de V. Orban a même repris une proposition du groupe d’extrême droite en consacrant le 4 juin « jour de cohésion nationale » en souvenir de Trianon.

Dans la région, toutefois, une telle nostalgie n'est pas du goût de tous. Parmi les pays comptant les plus fortes minorités hongroises, la Roumanie et la Serbie semblent indifférentes à l'initiative de Budapest ; l'Ukraine, quant à elle, interdit les cas de double-citoyenneté et se sent donc peu concernée. En revanche, la Slovaquie de Robert Fico, dont 10 % de la population est d'origine hongroise, s'inquiète du risque de « plaie brune » et « d'enclave » hongroise sur le territoire slovaque, en référence à la politique du gouvernement hongrois fascisant de l'entre-deux guerres. En pleine campagne électorale pour les élections du 12 juin, et sous pression d'une extrême-droite rampante, le Premier ministre a fait voter, le même jour que la loi hongroise, un amendement interdisant strictement les cas de double citoyenneté, sous peine de perdre celle de Slovaquie. Une réponse sur mesure à ce que R. Fico dénonce comme une révision de l'histoire et une violation du traité d'amitié entre les deux pays. De son côté, Jan Slota, président du Parti National Slovaque (extrême-droite) et membre de la coalition au pouvoir, a dévoilé, le 4 juin dans la ville frontière de Komarno, une plaque célébrant Trianon et les frontières qui en sont issues. Le résultat alambiqué du scrutin slovaque du 12 juin pourrait amener une nouvelle coalition gouvernementale au pouvoir. Les électeurs ont d'ores et déjà marginalisé l'extrême-droite de J. Slota (5,07 % des voix, contre 11,7 en 2006). Mais l'attitude post-élections de Bratislava sur la question des minorités hongroises demeure incertaine.

A quelques mois de prendre la présidence tournante de l'UE, V. Orban pourrait se trouver contraint de renégocier la seule action concrète et de grande envergure de son « gouvernement révolutionnaire ».

[1] En septembre 2006, quelques mois après la reconduction du socialiste Ferenc Gyurcsány dans ses fonctions de Premier ministre, un enregistrement révèle au public les mensonges qu’il a proférés durant la campagne électorale. De violentes manifestations opposent, dans la rue, partisans de la droite et groupes extrémistes à la police. Cette agitation de rue durera plusieurs semaines.
[2] Le dernier scandale en date remonte au 19 mai 2010. Des représentants du Fidesz ont diffusé une vidéo à la municipalité du 11e arrondissement de Budapest montrant Janos Wieszt, ancien président de la Chambre de commerce et d’industrie de la capitale, recevoir une enveloppe de 2 millions de forints (environ 7 400 euros), en 2007. Ce dernier a admis figurer dans la vidéo mais prétend ne pas avoir compris que c'était un pot-de-vin.
[3] Le parti LMP (La Politique peut être différente) occupe 16 sièges. Un siège revient à un élu indépendant.
[4] A titre de comparaison, le gouvernement français se compose de 19 ministres et de 20 secrétaires d'Etat.
[5] Christian Joppke, « Citizenship between de- and re-ethnicization », Archives européennes de sociologie, n°44, 2003, pp. 429-458.
[6] Benedict Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, rev. ed. Verso, Londres, 1991, 224 pages.
[7] L'exemple le plus frappant est le cas irlandais: il a été démontré que le «miracle» économique des deux dernières décennies est dû en partie aux capitaux rapatriés et investissements directs étrangers d'Irlandais « ethniques ».

Sources principales:
Politics.hu, The Budapest Times, Bloomberg, BBC World.

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