Regard sur l’Est: Roms de Hongrie, un “non-enjeu” politique. Et pourtant…
Article publié sur le site de Regard sur l’Est, le 15 février 2010
Les Roms de Hongrie semblent plus exclus que jamais. Traditionnellement victimes de désavantages économiques et sociaux et d'humiliations quotidiennes, ils ont récemment été la cible d'attaques violentes et d'insultes publiques directes.
A l'approche des élections législatives d'avril 2010 et des bouleversements politiques qui devraient en découler, le sort de la première minorité de Hongrie paraît de plus en plus incertain.
Mais, bien qu'ils soient l'un des principaux enjeux du scrutin, on en parle peu dans la campagne électorale. La question de l’intégration des Roms est peu présente dans les débats en raison d’une assez forte hostilité des partis politiques et de l’opinion publique à l’égard de cette communauté et de son faible ancrage dans le paysage politique: ce n'est vraisemblablement pas un thème porteur dans la course au pouvoir. Les seuls qui s'en préoccupent ouvertement sont les ONG, les institutions internationales et le parti d'extrême-droite Jobbik (Pour une Meilleure Hongrie).
Le cercle vicieux de l'exclusion
On estime aujourd'hui qu'entre 450.000 et un million de Roms habitent en Hongrie, soit entre 5 et 9% de la population totale du pays[1]. C'est une part conséquente de la présence rom sur le continent européen, estimée, elle, entre 4 et 9 millions de personnes, concentrées en particulier en Europe centrale et orientale[2]. Les premières mentions des communautés roms dans la région datent du XIVe siècle, à l'époque où les conquêtes ottomanes poussent de nombreuses populations à émigrer des Balkans du sud vers le nord. Longtemps favorisé par l'étendue territoriale des grands empires multinationaux, leur mode de vie nomade se trouve contrarié par l'établissement de petits Etats-nations dans l'entre-deux guerres, avant d'être banni par les régimes communistes de l'après Seconde Guerre mondiale. Ces derniers sédentarisent, souvent de force, les populations roms et leur imposent des politiques d'éducation et d'emploi obligatoires. Cette intégration reste cependant de surface. De fait, peu de Roms accèdent à l'enseignement supérieur, tandis que la majorité demeure cantonnée à des emplois pénibles et peu qualifiés.
Après 1989, les Roms sont les principales victimes de la transition économique. Mal préparés à une économie ouverte et à un marché du travail compétitif, ils sont frappés par les restructurations dramatiques des années 1990 et les licenciements massifs qui les accompagnent. Dès 1993, le taux d'emploi de la population rom de Hongrie tombe à 26%, contre 63% pour le reste de la population active. De plus, le changement d'environnement économique ne s'accompagne pas d'une nouvelle approche de l'intégration des Roms. Par exemple, le système de «classes spéciales pour enfants attardés et difficiles» est maintenu. Ce dispositif, qui date des années 1960, a pour effet de regrouper les enfants Roms dans des classes ou même des établissements scolaires distincts et de leur prodiguer un enseignement de moindre qualité, en raison d'une présupposée déficience mentale. Une différence jugée honteuse et peu fondée, qui n'a pas disparu aujourd'hui. Dans ce contexte, le 3 février 2010, l'ONG Chance for Disadvantaged Children Foundation (CFCF) a annoncé son intention de poursuivre en justice le ministère hongrois de l'Education pour ne pas avoir mis fin à ce système.
D'une manière générale, les Roms de Hongrie et des pays voisins sont engrenés dans un cercle vicieux de pauvreté et d'exclusion. L'accès à l'éducation, aux services sociaux et de santé ou au logement leur est rendu extrêmement difficile à cause d'une combinaison de différents facteurs: faible maîtrise de la langue hongroise, confinement aux banlieues des villes, mauvaise qualité des services publics (transport, hôpitaux, écoles), maigre couverture sociale, corruption rampante ou encore préjugés et discrimination de la part de la société. Certes, les programmes d'intégration existent. Sous la pression du Conseil de l'Europe, de l'Union européenne ou encore de nombreuses ONG, le pouvoir politique a multiplié pendant cette dernière décennie les initiatives visant à améliorer les conditions de vie des Roms et à les impliquer dans la vie publique. Une décision significative est, par exemple, la participation hongroise à la «Décennie d'Inclusion des Roms», programme européen lancé en 2005. Mais globalement, sur le plan national, les efforts se heurtent à la fois à un manque de volonté politique et à un faible soutien populaire. Des sondages réguliers établissent en effet qu'environ 60% des Hongrois considèrent les Roms comme «génétiquement criminels».
Les «effets pervers» de la liberté d'expression
De plus, une visibilité réduite des intérêts roms ne facilite pas leur prise en compte. Des organisations sociales et des partis politiques roms ont gagné une certaine assise au niveau local, sans pour autant parvenir à former un ensemble cohérent à l'échelle du pays. Les Roms disposent certes d'un gouvernement «national», garanti par la loi hongroise sur l'autonomie des minorités. Celui-ci est constitué de 53 représentants et doté de quelques compétences en matière d'éducation et de culture. Mais il est durement critiqué de toutes parts pour son inefficacité et son haut niveau de corruption. De même, les manipulations politiciennes dont font l'objet les quelques personnalités politiques roms n'aident guère à développer une représentation crédible.
Ainsi le Parti socialiste a avalisé en décembre 2009 la candidature du secrétaire d'Etat aux Affaires roms, Laszlo Teleki, lui-même d'origine rom, aux prochaines élections législatives. Le but explicite étant de «brunir» son panel de candidats et de s'afficher comme le parti de la tolérance et de l'intégration. Seul bémol: L.Teleki, l’unique Rom sur la liste, s'y est retrouvé en 63e position. Après quelques remarques ciblées de la part de journalistes, il a été propulsé à... la 56e place. Il est donc peu probable qu'il ait une quelconque influence sur les initiatives du parti, voire même qu'il soit réélu[3]. De fait, au vu de l'impopularité qui touche les Roms de Hongrie, la promotion de leur intégration ne fait pas recette. Et figure donc peu sur l'agenda politique.
Les Roms sont en effet les grands perdants de la transition démocratique. Avec le rétablissement de la liberté d'expression et d'association, ils se sont retrouvés victimes d'une stigmatisation et d'une discrimination accrue et, qui plus est, tolérée. Dena Ringold, experte pour la Banque mondiale, notait ainsi qu'en 1998, on pouvait lire dans les journaux des offres d'emploi ouvertement racistes, telles que: «Nous embauchons immédiatement un maçon de couleur blanche et non-alcoolique!». Ce phénomène, aussi lié à une conception très libérale de la liberté d'expression, ne s'est pas résorbé au fil des années de transition. Au contraire, le sentiment anti-Rom se fait de plus en plus explicite, à la fois au sein du mouvement d'extrême-droite Jobbik (Pour une meilleure Hongrie) et de la Garde Hongroise, groupe paramilitaire affilié au Jobbik, mais aussi au sein des partis du gouvernement[4].
Pour le préfet de police de Miskolc, au nord-est du pays, «les agressions en pleine rue sont toutes déclenchées par des tziganes!». Une telle déclaration, faite fin janvier 2009, lui valut non seulement une simple suspension de service de quelques jours, mais surtout une mobilisation de l'ensemble de la classe politique locale en sa faveur. A Edelény, dans la même région, le maire Oskar Molnar (Fidesz, parti conservateur) a affirmé en octobre 2009 que les femmes roms enceintes se frappaient elles-mêmes afin d'obtenir de meilleures allocations sociales[5].
Cette inquiétante discrimination n'est pas un phénomène uniquement hongrois. Elle est avant tout la manifestation locale du défi européen de l'intégration des Roms. Mais, pour des raisons démographiques, politiques et économiques, la question se pose différemment en Europe centrale et orientale, où les situations se ressemblent sensiblement. Les écoles tchèques sont pointées du doigt par Amnesty International comme les plus «compartimentées» de la région. Bien que le niveau de discrimination anti-rom soit jugé très faible en Roumanie, l'Agence européenne des Droits fondamentaux y voit l'effet de leur isolement spatial, empêchant tout contact physique entre communautés. Le maire d'Ostrovany, en Slovaquie, a ordonné la construction en novembre 2009 d'un mur de démarcation entre les quartiers «slovaque» et «rom» de sa ville. La République tchèque s'est vue réimposer un régime de visa avec le Canada en juillet 2009, afin de prévenir l'augmentation du nombre de demandeurs d'asile tchèques d'origine rom. Les Hongrois sont menacés depuis octobre 2009 de la même sanction.
Monter une armée ou fuir
La spécificité du cas hongrois ne tient donc pas à une radicalisation du discours et des attitudes politiques, que l'on peut aussi observer ailleurs. C'est le recours à la violence physique qui inquiète le plus. Onze personnes d'origine rom ont ainsi été tuées entre 2008 et 2009 dans des attaques méticuleusement préparées à l'aide de cocktails Molotov et de fusils à lunette. Dans le même temps, les exemples d'agressions racistes se multiplient, la plupart d'entre elles remontant à la Garde Hongroise. Un climat de peur s'est abattu sur les communautés roms. Les militants de la Garde, pourtant interdite par la Cour constitutionnelle, ont ainsi pris l'habitude de défiler en grande pompe dans les lieux de résidence rom jugés «agités», afin d'intimider la population.
Impuissante ou passive, la police n'a pu jusqu'à présent empêcher que quelques-unes de ces manifestations. Mais, bien plus que d'inciter les Roms à se terrer chez eux, elles les poussent à s'organiser en patrouilles citoyennes pour protéger les maisons isolées et à commencer à répondre de manière musclée aux provocations de la Garde. Ainsi, le 15 novembre 2009, une centaine de personnes de chaque camp se sont affrontées dans les faubourgs de Sajobabony, près de Miskolc, avant d'être séparées par les forces de l'ordre. Le risque de voir les tensions interethniques dégénérer en combats incontrôlés est réel. Viktória Mohácsi, ancienne eurodéputée d'origine rom, se trouve désemparée face à ce qu'elle qualifie d'état de guerre: «On peut soit monter une armée, soit fuir».
L'évolution de la situation semble suspendue aux résultats des prochaines élections. La victoire probable du Fidesz ne devrait pas modifier en profondeur l'état d'exclusion et de discrimination dont souffrent les Roms, en tout cas pas avant une amélioration de la conjoncture économique. En revanche, le score du Jobbik et sa potentielle participation à un gouvernement de coalition peuvent sérieusement aggraver les tensions déjà existantes. Ce parti oscille aujourd'hui entre 8 et 12% des intentions de vote, et a construit sa popularité sur un discours résolument antisémite et anti-Rom. Au contraire du reste de son programme populiste et irréalisable, les mesures de discrimination promises par le dirigeant, Gabor Vona, seraient, elles, directement applicables. Elles consisteraient en une réduction drastique de la couverture sociale et des aides publiques pour les Roms, en une ségrégation renforcée dans les écoles ou encore en la création d'une unité de police spéciale, dédiée au «crime gitan». De telles mesures, combinées à une possible recrudescence de violences de la part de la Garde Hongroise, pourraient s'avérer désastreuses, tant pour les communautés roms que pour la paix civile du pays et son avenir. En raison d'une démographie plus dynamique que celle des Hongrois, on prévoit en effet que les Roms constitueraient plus de 20% de la population totale d'ici à 2050. La classe politique devrait réaliser d'ici là le coût de leur non-intégration.
[1] D’après le recensement de 2001, les Roms représentent environ 2% de la population hongroise, soit un peu plus de 205.000 personnes. Ce chiffre est contesté par la plupart des observateurs étrangers (Conseil de l'Europe, Banque mondiale), car il est conditionné à la fois par une classification particulière de l'ethnicité sur les formulaires de recensement et par la peur d'une discrimination accrue pour ceux qui se déclarent publiquement Roms. On se base donc ici sur une vision extensive de l'appartenance à la communauté rom, c'est-à-dire les individus qui se considèrent Roms eux-mêmes et ceux qui sont considérés Roms par le reste de la société.
[2] Ce qui inclut notamment entre 700.000 et 2.500.000 Roms en Roumanie, environ 800.000 en Bulgarie, entre 400.000 et 800.000 en Serbie, environ 400.000 en Ukraine, entre 200.000 et 360.000 en République tchèque, entre 92.000 et 500.000 en Slovaquie et entre 40.000 et 300.000 en Croatie.
[3] A l'heure où nous publions cet article, le Parti socialiste est donné bon perdant des élections, en étant crédité de 17% des voix contre 64% pour le parti conservateur Fidesz.
[4] Sur cette question, voir notamment: Sébastien Gobert, «Vers une 'Meilleure Hongrie'», Regard sur l'Est, 15 octobre 2009, http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1011, «Krisztina Morvai. Une contradiction extrêmement hongroise», 15 janvier 2010, http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1029 et «Hongrie. La tentation de l’extrême droite», Grande Europe, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/revues/grande-europe/focus/17/hongrie.-tentation-extreme-droite.shtml, février 2010.
[5] Après de longues semaines d'hésitation, le Fidesz a cependant décidé de ne pas soutenir la candidature d'Oszkar Molnar aux élections législatives de 2010. Il serait néanmoins autorisé à se représenter lors des prochaines élections communales.
Sources principales:
Agence des Droits Fondamentaux, Rapport 2009.
Dena Ringold, “Roma & the transition in central and eastern Europe: trends and challenges”, Banque mondiale, septembre 2000.
Commission européenne contre le Racisme et l'Intolérance (ECRI), 4e Rapport sur la Hongrie, février 2009.
Spiegel Online: www.spiegel.de.
Site Internet de Romani World: www.romaniworld.com.
Site Internet de Politics.hu: www.politics.hu