Regard sur l’Est: révolution, corruption et toilettes en or
Reportage publié sur le site de Regard sur l’Est, le 05 février 2014.
L'Ukraine s'enfonce dans la plus grave crise de son indépendance. Fortement médiatisé, le face-à-face entre le régime de Victor Ianoukovitch et une large partie de la société ukrainienne n'a, jusqu'à présent, accouché d'aucune solution de sortie de crise. Et pour cause. Le Président et ses proches semblent engagés dans une véritable lutte pour leur survie.
« Ces toilettes ? C'est pour cela que nous sommes dans la rue depuis plus de deux mois ! » Ihor, casque sur la tête et passe-montagne sur le visage, explique avec enthousiasme. Dans le centre de Kiev, ce militant de l'EuroMaidan monte la garde au pied d'une colonne sur laquelle des toilettes en or étincellent au soleil. Sur le même piédestal, c'était auparavant Lénine qui indiquait le chemin vers un avenir radieux. Sa statue a été démolie le 8 décembre 2013, renversée et fracassée. Le mouvement de l'EuroMaidan, la plus large protestation citoyenne antigouvernementale qu'ait connue l'Ukraine indépendante, n'est pourtant pas dirigée contre l'ancien chef bolchevique en particulier. Les préoccupations des contestataires de l'EuroMaidan sont bien plus prosaïques.
« Selon les journalistes, l'original est à Mejyhyria », continue Ihor. La somptueuse résidence du Président Victor Ianoukovitch, à quelque 30 kilomètres au nord de Kiev, abrite un zoo, un golf, un yacht club, une plate-forme d'hélicoptère et un manoir imposant. Ce qu'il abrite, ainsi que la nature des fonds utilisés pour les travaux d'aménagement et d'entretien, demeurent des énigmes. «Pour nous, Mejyhyria et ces toilettes, ça représente autoritarisme, violences policières, justice sélective, népotisme, atteintes à la liberté d'expression et corruption à tous les niveaux», insiste Ihor. Lui-même n'est pas mobilisé en faveur d'une adhésion éventuelle à l'Union européenne (UE), ni contre un prétendu impérialisme russe. Il est dans la rue depuis plusieurs semaines pour en terminer avec les abus du régime de Victor Ianoukovitch, Une demande de changements radicaux qui expliquerait, en partie, l'intransigeance du chef de l'Etat dans cette crise. Selon de nombreux observateurs, si ce dernier perd la présidence, il perd tout. Y compris ses hypothétiques toilettes en or.
[NDLR: Les toilettes avaient été installés le 3 février, mais l'installation a été démontée dans la journée du 6 février.]
Irréconciliables
Entre pics de tensions et phases d'essoufflement, les ingrédients de la crise qui agite l'Ukraine sont clairement identifiables. D'une part, la colère et la détermination des manifestants, soutenus par une partie significative de la société ukrainienne. D'autre part, l'incapacité des forces d'opposition politiques à canaliser le mouvement et à en faire aboutir la moindre revendication. Le tout confronté à des coups de force du pouvoir, qu'ils soient frontaux –comme les interventions d'unités anti-émeutes– ou insidieux –comme les répressions ciblées, les enlèvements et les passages à tabac[2].
Et, dernier élément: un autisme officiel et persistant du pouvoir, décidé à ne rien accorder aux protestataires, voire à les ignorer. Le Premier inistre, Mykola Azarov, s'est d’ailleurs d’abord seulement inquiété de ce que les troubles contrariaient les chances de l'Ukraine d'être choisie pour accueillir les Jeux olympiques de... 2022. Et de répéter, le 23 janvier aux plus fort des violences, que la situation dans le centre de Kiev était «sous contrôle». Il est pourtant devenu rapidement clair que la crise s'installait dans la durée. «Au moins jusqu'au dégel», s'exclament avec ironie les manifestants de Maidan Nezalejnosti, la place de l'Indépendance à Kiev, «car les barricades sont faites de sacs de neige…».
Début février, la rue Hruchevskoho, menant du village de l'EuroMaidan au siège du gouvernement, est toujours bloquée par d'imposantes barricades et des barrages de police, et ce depuis les affrontements débutés le 19 janvier. Le bilan s'élève, d'après l'organisation EuroMaidan SOS, à au moins six morts, des dizaines de personnes blessées, portées disparues ou encore emprisonnées. Les troubles se sont étendus aux grandes villes de province. Une dizaine de bâtiments d'administrations régionales, en particulier dans l'ouest du pays, sont sous le contrôle de protestataires antigouvernementaux. D'importantes manifestations secouent régulièrement des grandes villes industrielles de l'Est, telles que Dnipropetrovsk ou Zaporijia, où le Parti des Régions est pourtant bien implanté. Certaines sont réprimées avec violence.
Les positions semblent irréconciliables. Les doléances et revendications des protestataires antigouvernementaux sont bien connues. Katya Gorchinskaya, journaliste du quotidien anglophone The Kyiv Post, s'est intéressée au discours des représentants du Parti des régions. «L'Occident indigné a initié des troubles publics en Ukraine», a-t-elle retenu de ses entretiens avec des députés de la majorité présidentielle. «Ce sont quelques poignées de radicaux et de fascistes de l'Ukraine de l'Ouest qui ont lancé des assauts violents contre la police et ont pris possession de bâtiments publics. Les protestataires sont très bien payés par les Américains pour leurs efforts […], parfois jusqu'à 500 dollars par jour. Leur rétribution va croissant s'ils lancent plus de cocktails molotov contre la police sans défense. Celle-ci réagit d'ailleurs avec une retenue remarquable.»[3] Un discours relayé par de nombreux médias et qui explique, en partie, l'impasse politique qui perdure en Ukraine.
«En fait, l'autisme du pouvoir s'explique très simplement», tempère Serhiy Kochman, analyste politique et membre du groupe civique Nous, Européens. «Ils ne comprennent pas que des citoyens puissent être en colère et dormir dans la rue pour des questions de principe, sans être payés. Ça ne rentre pas dans leurs schémas de pensée. Les premières questions qu'ils posent à leurs opposants, ou que des kidnappeurs demandent à des militants qu'ils enlèvent, c'est: 'qui organise tout ça? Qui paie?' L'idée qu'une société civile puisse s'organiser contre eux, sans organisation verticale, leur donne de l'urticaire.»
Une politique illisible
Arc-boutées sur leurs positions, les autorités étaient restées de marbre pendant plusieurs semaines. Malgré les appels à un changement de gouvernement et à des élections anticipées, un seul haut dignitaire du régime fut limogé, le maire par intérim de Kiev, Oleksandr Popov qui avait perdu le contrôle de la mairie le 1er décembre[4]. Mais, confronté à une situation de blocage sans précédent, l'exécutif a finalement consenti à donner des signes d'ouverture. Plusieurs missions de médiation se sont tenues entre Victor Ianoukovitch et le triumvirat de l'opposition, incarné par le boxeur chrétien-démocrate Vitali Klitschko, l'économiste libéral Arseniy Iatseniouk et l'urologue nationaliste Oleh Tyahnybok. Ces derniers s'étaient vu offrir des postes au sommet du gouvernement, qu'ils ont refusés. Le 28 janvier, Mykola Azarov a démissionné, tandis que la Verkhovna Rada (Parlement) a abrogé une partie des lois liberticides du 16 janvier.
Et pourtant. Malgré le départ du Premier ministre, le gouvernement démissionnaire est toujours en place. Le passage en force d'une loi d'amnistie conditionnée au démantèlement des barricades a ravivé les tensions. Les espoirs d'une réforme constitutionnelle qui affaiblirait les prérogatives de l'exécutif, ont été réduits à néant. De même que la perspective d'élections législatives et présidentielle anticipées.
«C'est vraiment triste. Les politiciens se sont affrontés ces trois dernières semaines, après le vote du 16 janvier. Pas pour adresser nos demandes, mais pour tenter de revenir à la situation que l'on avait... il y a trois semaines», analyse Kateryna Kruk, figure du mouvement civique de l'EuroMaidan, très active sur les réseaux sociaux. «Il me semble que tout cela vise juste à gagner du temps. Et dans les rues, des gens meurent, disparaissent, sont torturés...»
L'attitude de l'exécutif n'en finit pas de surprendre l'ensemble des observateurs. Entre coups de force et sessions de négociations, entre affrontements frontaux et répressions ciblées, entre annonces décriées et silences remarqués, entre engagement médiatisé et congé maladie… il est difficile de déceler une quelconque cohérence dans les actions et réactions de Victor Ianoukovitch. «Il y a néanmoins une constante dans l'action du chef de l'État: il s'agit de s'accrocher au pouvoir, quel que soit le prix», insiste Oleh Rybatchouk, militant civique et dirigeant de l'ONG Tchesno (Honnêtement). «C'est une des grandes différences avec la Révolution orange de 2004. À l'époque, le président Leonid Kouchma était en fin de carrière, aussi il s'était permis de négocier avec l'opposition et de faciliter la recherche d'un compromis. Mais Victor Ianoukovitch est isolé, à la tête d'un système criminel. S'il quitte le pouvoir, tout s'effondre, et il perd tout.»
Graphe sur un mur sur l'avenue Krechatyk (Sébastien Gobert, Kiev, janvier 2014).
À n'importe quel prix
Depuis son élection en 2010, par ailleurs reconnue comme démocratiquement légitime par les observateurs internationaux, Victor Ianoukovitch a travaillé à l'établissement d'une verticale du pouvoir, baptisée «Cymia – La Famille», structurée autour de son fils Oleksandr, dentiste de formation aujourd'hui multimillionnaire, et de leurs proches. «La caractéristique, c'est qu'ils ne développent pas d'activités productives», expliquait, déjà en janvier 2013, le vice-rédacteur en chef de Forbes Ukraine, Oleksandr Akymenko. «Les oligarques –Rinat Akhmetov, Victor Pintchouk, Dmytro Firtach et les autres– ont des usines, des gazoducs, des terrains, etc. Mais 'La Famille' profite juste des prérogatives de l'État pour accroître leurs richesses de manière spéculative, à travers appels d'offres, subventions, contrats internationaux. Les autres oligarques ne sont pas non plus spécialisés dans les investissements productifs et jouent de la spéculation, mais 'La Famille' dépasse les bornes.»[5] Perdre le contrôle de l'État reviendrait donc à condamner l'expansion, voire l'existence, de cette «Famille». Au contraire d'un équilibre entre oligarques entretenu par les précédents dirigeants ukrainiens, l'expansion fulgurante du clan de Victor Ianoukovitch se serait faite aux dépens des autres oligarques, y compris du soutien de longue date du Président, Rinat Akhmetov. À mots couverts, ses récentes déclarations publiques semblent indiquer une certaine prise de distance avec les actions de l'exécutif. Le bruit court ainsi à Kiev que c'est une rencontre au sommet entre oligarques, le 25 janvier, qui aurait précipité l'abrogation des lois liberticides quelques jours plus tard.
Depuis son arrivée au pouvoir, Victor Ianoukovitch aurait donc franchi un certain nombre de lignes rouges. Hormis sa relation visiblement houleuse avec les oligarques, il s'est aussi caractérisé par une persécution particulièrement acharnée des représentants de l'opposition, en premier lieu de son ennemie jurée Ioulia Timochenko. Dans le contexte actuel de crise, il se serait ainsi aliéné soutiens et interlocuteurs, et il lui serait difficile de négocier un accord de départ, qui lui garantirait la préservation de ses acquis.
La journaliste russe Ioulia Latynina, de la radio Èkho Moskvy, explique la fragilité de cette position par deux facteurs principaux: «Il n'y pas d'objectifs stratégiques dans les actions des autorités ukrainiennes. Chaque décision est motivée par le mode de pensée simpliste d'un petit criminel, et par un groupe de jeunes orgueilleux et trop gâtés.»[6] En filigrane, l'idée que l'élite au pouvoir serait prête à sacrifier n'importe quoi, de manière inconsidérée, pour rester au sommet de l'État.
Le 28 janvier au soir, alors que Victor Ianoukovitch s'était rendu personnellement à la Verkhovna Rada pour forcer ses députés à soutenir une loi d'amnistie, il avait été interpellé par une journaliste du média indépendant en ligne Ukrainska Pravda: «Victor Fedorovitch [Ianoukovitch], qui doit répondre de tous ces morts? Combien en faudra-t-il encore? Combien de personnes vont devoir être encore emportées dans les bois? Combien?»[7] Des questions accusatrices, laissées sans réponse. L'intransigeance du Président ne fait qu'alimenter le ressentiment de la rue. Et en l'absence de solution négociée, les protestataires semblent déterminés à continuer à poser ces questions.
Notes :
[1] Le 21 novembre 2013, quelques heures après que le gouvernement de Mykola Azarov a annoncé son refus de signer un ambitieux Accord d'association avec l'UE, quelques centaines d'habitants de Kiev décidaient de passer la nuit sur Maidan Nezalejnosti. Le 24 novembre, ils étaient plus de cent mille à défiler dans le centre de la capitale.
[2] Une des premières victimes de premier plan, la militante antigouvernementale et journaliste d'investigation Tetiana Tchornovil a été sauvagement agressée dans la nuit du 24 au 25 décembre 2013. Elle avait été l'une des premières à révéler l'existence de la résidence de Mejyhyria et de ses toilettes en or.
[3] Katya Gorchinskaya, «The ruling party's view of EuroMaidan», The Kyiv Post, 29 janvier 2014.
[4] Oleksandr Popov, administrateur principal nommé directement par le Président, était en charge de la municipalité de Kiev depuis l'été 2012 après la démission du maire élu, Leonid Chernovestkiy, remarqué pour son absentéisme. L'organisation de nouvelles élections dans la capitale a été l'une des principales revendications de l'opposition depuis lors. Le Parti des régions, par crainte de perdre le contrôle de Kiev, s'y est toujours refusé.
[5] Oleksandr Akymenko a démissionné de Forbes Ukraine en novembre 2013, après le rachat du journal par Serhiy Kourchenko, 28 ans, millionnaire proche d'Oleksandr Ianoukovitch.
[6] Yulia Latynina, «Yanukovych's Unlimited Stupidity», The Moscow Times, 28 janvier 2014.
[7] Cf. la vidéo: http://www.youtube.com/watch?v=vj_UBNd-8VM