RFI: A Kiev, une clarification incomplète de la politique de guerre

Intervention dans la séquence “Bonjour d’Europe”, le 23/01/2018

Le Parlement ukrainien a adopté la semaine dernière, le 18 janvier, une loi très controversée sur la réintégration du Donbass, cette région industrielle de l’est du pays, en guerre depuis le printemps 2014. Les débats ont été houleux, et marqués par des affrontements entre militants nationalistes et forces de police. Sébastien Gobert est à Kiev. Il nous explique pourquoi cette loi de réintégration ne vas pas de soi… 

Tout d’abord parce que l’intitulé de la loi est trompeur: ce n’est pas exactement une loi de réintégration des territoires tenus par les séparatistes pro-russes et les forces russes, mais c’est avant tout un texte de clarification de la politique de l’Etat ukrainien dans la situation actuelle. Une des principales innovations de la loi, c’est le changement de dénomination. Les dirigeants politiques dénoncent la Russie de Vladimir Poutine comme coupable d’une intervention militaire “hybride” contre leur souveraineté depuis l’annexion de la Crimée en mars 2014 et la guerre du Donbass qui a suivi. Il a pourtant fallu quatre ans, et plus de 10300 morts selon l’ONU, pour que cette accusation soit avalisée par les textes officiels. La loi 7163 du 18 janvier parle donc désormais d’une “agression russe”.

Elle met ainsi fin à “l’opération anti-terroriste” qui régissait la zone de guerre depuis avril 2014. Les républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk sont désignées comme des “territoires temporairement occupés”, tout comme la Crimée. Et c’est la Russie qui porte l’entière responsabilité du conflit, des destructions, et de la situation des droits de l’homme dans ces territoires. “C’est un signal pour le Donbass et la Crimée”, s’est enthousiasmé le Président Petro Porochenko sur Twitter. “Vous êtes une partie inséparable de l’Ukraine”.

Cette clarification renforce la position de son exécutif sur la scène politique intérieure, auprès de ses interlocuteurs internationaux. Elle n’est pourtant pas allée de soi. Le projet de loi, proposé par le Président Petro Porochenko, est resté dans les tiroirs des parlementaires pendant des mois, et a fait l’objet de plus de 650 propositions d’amendements avant son passage en seconde lecture. Les débats, houleux, se sont accompagnés de heurts violents entre forces de police et groupes nationalistes aux abords du Parlement. A l’intérieur de l’hémicycle, plusieurs forces politiques se sont, elles, opposées à rejeter toute la faute du conflit sur la seule Russie. C’était très polémique.

Pourquoi cela? 

Si vous voulez, la responsabilité de la Russie est clairement prouvée depuis 2014, malgré le déni persistant du Kremlin. Ce n’est pas une guerre civile, mais un conflit hybride, complexe, instrumentalisé par la Russie et sa machine médiatique. Il y a un consensus en Ukraine pour reconnaître cela.

La loi garantit la propriété immobilière des déplacés et réfugiés dans les territoires occupés, et reconnait la validité des actes de naissance et de décès émis par les autorités séparatistes. Ceci assure une continuité juridique entre l’Etat ukrainien et ses citoyens, d’autant plus précieuse en cas de prolongation du conflit. Mais désigner la Russie comme seule responsable du conflit ne garantit en aucune manière que des citoyens ukrainiens, victimes des combats, puissent obtenir des réparations auprès d’une instance internationale. En vertu de cette loi, ils ne pourront se tourner vers l’Etat ukrainien pour de quelconques indemnités.

C’est polémique parce qu’il y a des forces politiques qui considèrent que le texte est trop dur avec la Russie, mais aussi parce qu’il y en a qui ont regretté qu’il n’aille pas plus loin. Par exemple, la loi n’utilise pas le terme de “guerre”, même s’il s’agit bien d’une guerre. Ca s’explique facilement: la reconnaissance officielle d’un état de guerre remettrait en cause la capacité de l’Ukraine à bénéficier d’une assistance financière internationale. Le futur mode de désignation de la zone de conflit reste incertain. La loi ne prévoit pas non la rupture des relations diplomatiques avec Moscou, et pourrait rouvrir la voie aux échanges commerciaux avec Donetsk et Louhansk, bloquées depuis mars 2017.

On peut considérer que le texte est un compromis entre ces deux extrêmes. Mais l’une des principales critiques, c’est au contraire que la loi est un diktat du Président Petro Porochenko, qui s’en trouve renforcé.

Oui, il est chef des armées selon la Constitution… 

Oui, et le coeur de cette loi dite de “réintégration”, voire de “dé-occupation”, vise à renforcer la position des forces armées et de leur chef, le Président. Celui-ci est à même de définir les circonstances d’une intervention armée sur l’ensemble du territoire national. Pour ses partisans, il s’agit de la simple application d’une disposition constitutionnelle. Pour la député Oksana Syroïd, la loi donne au contraire à Petro Porochenko un blanc-seing “pour abuser de ses pouvoirs et d’utiliser les forces armées en temps de paix, sans l’aval du Parlement”. Le début, chaotique, de la campagne des présidentielles du printemps 2019, alimente une paranoïa plus générale.

La Russie s’est aussi vite mêlée aux critiques. En refusant une quelconque responsabilité du tenu pour responsable du conflit, le porte-parole du Kremlin Dmitry Peskov a assimilé cette loi à “la préparation d’une nouvelle guerre”. Et de regretter que le texte “contredise l’esprit et la lettre des Accords de Minsk”, le nom du processus de paix initié en février 2015 sous la pression de l’Allemagne et de la France.

Les critiques russes étaient prévisibles, de même que le déni de l’implication de Moscou dans l’est de l’Ukraine, malgré des preuves indéniables. Il n’empêche que nombre d’observateurs s’interrogent sur l’ambition de la loi 7163. Celle ne fait aucune mention du processus de paix de Minsk, et de sa feuille de route de “réintégration” des entités séparatistes au sein d’une Ukraine unie. La lassitude des parties aux négociations de paix est évidente depuis des mois. “Ce serait néanmoins suicidaire pour les autorités ukrainiennes d’admettre qu’ils mettent Minsk de côté”, en raison de la pression des Occidentaux, estime le philosophe Volodymyr Yermolenko. Ni Kiev, ni Moscou, n’ont avancé d’alternative à Minsk. Alors que des combats sporadiques restent meurtriers dans le Donbass, la loi 7163 pose autant de questions qu’elle en résout.

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