RFI: En Ukraine, les défenseurs des droits de l’homme visés par des violences impunies
Reportage diffusé dans l’émission Accents d’Europe, sur RFI, le 01/11/2018
On se souvient tous de la Révolution de la Dignité en Ukraine, en hiver 2013-14. Au coeur des protestations, la lutte contre la corruption et la fin de l’impunité des criminels. Presque 5 ans après, la corruption reste endémique, et les militants civiques et défenseurs des droits de l’homme sont de nouveau la cible d’attaques. Plus de 50 personnes ont été blessées ou tuées depuis le début de l’année. L’indignation est forte, mais la contestation peine à s’articuler. A Kiev, Sébastien Gobert
Le froid s’est déjà bien installé sur le centre de Kiev, en ce jeudi d’automne. Mais il n’empêche pas plus d’une centaine de personnes de faire le pied de grue devant l’administration présidentielle de Petro Porochenko.
Andriy Sinchenko: Je prévois de rester jusqu’à 4h, 5h du matin. J’ai une couverture, un thermos de thé chaud, des casse-croûte…
Andriy Sinchenko est un expert environnemental. C’est avant tout en tant que citoyen qu’il a répondu à l’appel d’une cinquantaine d’associations et ONG. Sur place, entre hauts parleurs, drapeaux, et verres de thé chaud, il y a un petit air de la révolution de Maïdan. Pour Andriy Sinchenko, on n’en est pas là.
Andriy Sinchenko: Ce n’est pas une nouvelle Révolution qui commence ce soir. Mais nous sommes ici pour leur rappeler que nous sommes là. Ils ne peuvent pas continuer à ignorer les citoyens.
La manifestation a été provoquée par l’accumulation d’attaques contre des militants anti-corruption, des défenseurs des droits de l’homme, ou des citoyens qui demandent une responsabilité politique de la part de leurs dirigeants. A Kiev, une avocate qui recherchait les meurtriers de sa sœur a elle-même été torturée et assassinée en janvier dernier. La plupart des attaques ont lieu dans les régions sud-est du pays, où le crime organisé est plus installé, et souvent en lien avec les autorités locales.
Dans tous les esprits ce soir, l’apparition vidéo de Kateryna Handziouk. Elle a survécu à une attaque à l’acide dans sa ville de Kherson, dans le sud du pays. Depuis son lit d’hôpital, le visage brûlé, la voix haletante, elle a publié une vidéo sur les réseaux sociaux.
Kateryna Handziouk: Je sais que j’ai l’air d’être en piteux état. Mais je suis bien traitée à l’hôpital. Je suis soignée par de très bons docteurs ukrainiens. Et je sais que je suis malgré tout en meilleur état que les institutions de la justice dans notre pays. Cette année, il y a eu plus de 40 attaques contre des militants civiques et défenseurs des droits de l’homme. Aucun coupable n’a été identifié.
Ce soir-là, le slogan de la manifestation est simple: “Votre silence nous tue”. Ces dizaines d’attaques restent la plupart du temps impunies. La peur règne dans la société civile, et menace la capacité de mobilisation des citoyens. Kateryna Handziouk.
Kateryna Handziouk: Nous appréhendons tout le temps que les plus actifs d’entre nous soient tués ou blessés. Comment pousser les citoyens à militer pour leurs droits si nous ne pouvons pas les défendre? Depuis quand cette situation est devenue normale?
Les manifestants veulent exiger des autorités une réponse, et des réactions fermes. L’administration présidentielle prend la protestation suffisamment au sérieux pour avoir fermé tout le quartier gouvernemental à la circulation.
Mais de réaction officielle, il n’y aura que le commentaire évasif du Procureur Général Iouriy Loutsenko lors d’une conférence de presse
Iouriy Loutsenko: Ces attaques visent souvent à persécuter des citoyens qui ont des positions pro-ukrainiennes. Je ne peux pas parler de toutes les attaques, car certaines sont liées à des querelles économiques, ou à des affaires criminelles. Mais quel que soit les circonstances de l’agression, il y a des responsables. Pouvons-nous traduire les coupables en justice? C’est le temps qui nous dira.
Ce qui enrage encore plus la société civile, c’est un commentaire que Iouriy Loutsenko a fait à certains journalistes, hors caméra. Selon lui, les militants anti-corruption sont eux-mêmes responsables du climat de violence car ils entretiennent une “haine totale des autorités”. Il se défie ainsi des critiques légitimes qui sont adressées aux dirigeants du pays, taxées de corruption et de blocage de réformes.
L’indignation est bien réelle en Ukraine. Mais la manifestation dans le centre de Kiev n’attire pas le millier de personnes espéré, et ne dure pas toute la nuit comme prévu. Le pays se prépare à des élections présidentielles et législatives en 2019, et les Ukrainiens ne sont pas prêts à braver le froid alors que certains espèrent des changements dans les urnes. La manifestation a aussi trahi une faiblesse structurelle de la société civile, divisée et désorganisée. Certaines personnalités autrefois très populaires sont aujourd’hui discréditées. Et puis, la présence massive d’ultra-nationalistes choque.
Maksym Boutkevitch est un défenseur de longue date des droits de l’homme.
Maksym Boutkevitch: Comment est-ce possible que des défenseurs des droits de l’homme s’allient à des groupes qui qui sont eux-mêmes violents? Ils agressent les militants LGBT, les communautés Roms, les militants gauchistes, et beaucoup d’autres. Et ce faisant, ils profitent d’une impunité quasi-totale.
Lors de ce rassemblement, on assiste par exemple à une scène surréaliste: un jeune nationaliste à casquette qui vient protester contre la violence et discute avec un militant anti-corruption, alors qu’il l’a attaqué avec de la peinture verte il y a quelques mois.
Maksym Boutkevitch: L’appel à mobilisation était ouvert, n’importe quelle organisation pouvait s’y joindre. En fait, les organisations d’extrême-droite ont profité de cette ouverture pour s’infiltrer. Beaucoup d’entre elles ont signé la pétition contre les violences et l’impunité. Elles étaient très visibles à la manifestation. Beaucoup d’observateurs, moi y compris, considèrent que les extrémistes ont piraté la mobilisation.
Soit une manifestation détournée, qui ne change rien.
Maksym Boutkevitch: Dans les jours qui ont suivi la manifestation, ces groupes radicaux ont quand même poursuivi leurs pratiques de violence contre les gens qu’ils n’aimaient pas.
Alors que l’Ukraine s’enfonce dans l’hiver, et dans les campagnes électorales, c’est la peur et l’insécurité qui dominent. La confiance dans les autorités et la protection de la police est au plus bas. Et cette année encore, les commémorations de la Révolution de 2014 seront vécues avec amertume.