RFI: Les violences contre les femmes, aggravées dans une Ukraine en guerre
Reportage diffusé dans l’émission Accents d’Europe, sur 24/11/2017
Le 24-25 novembre 2017, ce sont les journées internationales contre la violence à l’encontre des femmes. En Ukraine, c’est une série d’évènements sur 16 jours sur le sujet qui commence. Les actes de violence prennent des formes diverses, et sont un problème sociétal de longue date. Le contexte de guerre a empiré la situation. Mais la parole ne s’est libérée que récemment, et les réponses restent peu inadaptées. A Kiev, Sébastien Gobert
Nataliya Mazur a vécu en ménage avec un homme pendant 9 ans. En 2009, leur fils avaient à peine 7 ans quand des tensions sont apparues au sein du couple. Le père s’est rapidement montré agressif.
Nataliya Mazur: Ca avait commencé par des bousculades, et des coups. A la fin, il a menacé de me tirer dessus.
Jointe par téléphone, Nataliya Mazur se rappelle de ce moment terrible. Et aussi de la réaction des secours, une fois dépêchés sur place.
Nataliya Mazur: J’ai appelé la police, l’ambulance aussi parce que j’étais en sang. L’officier de police m’a regardée et m’a dit: “je ne vois pas votre cadavre ici, donc il n’y a pas de raison d’ouvrir une enquête criminelle”.
Après le choc, Nataliya Mazur ne perd pas son sang-froid. Elle se sépare de son compagnon, et prend contact avec des associations d’aide aux femmes victimes de violence domestique. Elle devient très visible dans les médias.
Nataliya Mazur: En 2009, rendez-vous compte, j’étais la première femme en Ukraine à oser parler de ces problèmes publiquement. Toutes les autres avant moi avaient gardé le silence.
Depuis, la parole des victimes se libère doucement. Des campagnes de prévention, à la télévision, dans les espaces publicitaires, ou encore sur Internet, contribuent à sensibiliser la population au problème. Récemment, un vaste mouvement sur les réseaux sociaux #янебоюсьсказати // “Je n’ai pas peur de parler” en ukrainien, a poussé des milliers de femmes à se livrer.
L’experte en égalité des sexes Lioudmila Tcherniavska affirme néanmoins que les comportements n’ont pas changé
Lioudmila Tcherniavska: Plus de 600 femmes sont tuées chaque année de manière violente. Et selon les statistiques de l’ONU, plus d’1 million subissent des violences sous plusieurs formes.
Lioudmila Tcherniavska traite de violences physiques, mais aussi psychologiques et sexuelles. L’environnement familial, social, géographique même, ont un impact certain sur la capacité des victimes à se défendre, et à plaider leur cause. Et elle sait que les statistiques qu’elle a à disposition minorent largement le phénomène.
L’un des premiers ressorts,pour les victimes, c’est la hotline de La Strada Ukraine, une ONG qui offre, depuis 1998, une assistance psychologique aux victimes, ainsi que des conseils légaux. Alyona Kryvuliak est la directrice de la hotline.
Alyona Kryvuliak: Le nombre d’appels a beaucoup augmenté chez nous, car notre hotline est disponible 24h sur 24 pour faire face aux besoins.
En 2016, elle a dû traiter plus de 38.000 appels, 90% étaient liés à des cas de violence domestique.
Alyona Kryvuliak: Ce problème a toujours été très sérieux en Ukraine. Mais depuis le début de la guerre, ça s’est aggravé.
L’annexion de la Crimée, et la guerre hybride dans l’est, ont bouleversé des centaines de milliers de vies. Alyona Kryvuliak déborde d’exemples de familles déplacées de la zone de guerre vers une autre région d’Ukraine, qui n’ont pas pu s’adapter à leur nouvelle existence. Dans de nombreux cas, cela se traduit par des comportements violents.
La retour à la maisonde dizaines de milliers d’Ukrainiens envoyés sur le front, n’est pas non plus facile. Beaucoup d’anciens soldats reviennent avec des troubles psychologiques, des addictions à l’alcool ou à la drogue, et se montrent plus agressifs qu’avant leur départ. De nombreuses familles s’en trouvent meurtries. Là encore, Alyona Kryvuliak pointe du doigt un mauvais accompagnement des pouvoirs publics , et des réponses inadaptées des forces de l’ordre.
Un cas à Kharkiv, la deuxième ville du pays, l’a marquée. Une femme battue avait appelé la police après que son mari rentré du front ait tenté de la violer.
Alyona Kryvuliak: Une fois sur place, l’officier de police s’en est pris à la victime, en lui disant: “Enfin Madame, vous comprenez que votre mari revient du front? vous vous rendez compte de ce qu’il a vu? Il a défendu la patrie, c’est un héros! Et c’est votre devoir conjugal d’avoir des relations intimes avec lui…!” La femme s’est refermée sur elle-même. Elle nous a rappelé peu après, et nous a expliqué qu’elle ne ferait plus jamais appel aux forces de l’ordre.
Ces situations choquantes ont au moins été signalées. L’experte Lioudmila Tcherniavska rappelle que la plupart des cas de violence restent cachés, d’autant plus dans le contexte de guerre.
Lioudmila Tcherniavska: Si l’on parle des violences sexuelles, il faut souligner que la situation dans les territoires occupés est très préoccupante. Nous savons qu’il y a là-bas des cas de harcèlements, de violences, de traites d’êtres humains. Des centaines de filles sans le sou sont poussées à se prostituer … Mais nous n’avons aucune prise, et aucune statistique, sur ces territoires.
Ce 22 novembre, Lioudmila Tcherniavska assiste au 1er Forum des Femmes ukrainiennes. Une plateforme où politiques et société civile poussent pour un renforcement des droits des femmes, notamment à travers la modernisation d’une loi datant de 2005.
L’ambassadrice de Grande Bretagne en Ukraine, Judith Gough, veut y croire. Son ambassade pilote depuis 2015 un projet de 3 millions de livres sterling, qui vise à apporter une assistance précieuse aux femmes, notamment dans l’Est de l’Ukraine
Judith Gough: Nous avons un dispositif de 26 brigades mobiles qui ont déjà porté assistance à 8000 femmes; une hotline fonctionne en permanence; 3 abris sont à la disposition des femmes et des jeunes filles; ainsi que 10 centres médicaux.. Nous savons que les femmes ont un rôle à jouer dans la résolution des conflits et la construction d’une paix durable. Il est sonc important que l’on prenne en compte leur besoins.
Les dirigeants politiques ukrainiens, et le premier ministre Volodymyr Hroissman en premier lieu, multiplient les beaux discours. Mais il y a encore du travail. Par exemple, l’Ukraine a signé la Convention d’Istanbul de 2011, qui offre des protections juridiques claires aux victimes. Mais elle ne l’a pas ratifié.
8 ans après son drame, l’ancienne victime Nataliya Mazur ne baisse pas sa garde.
Nataliya Mazur: Moi, j’ai découvert qu’une nouvelle vie était possible, une vie sans peur. Mais il y a des millions de femmes qui n’arrivent pas à franchir le pas. Parce qu’il n’y a pas de mécanisme en Ukraine pour leur permettre de s’exprimer, et encore moins, de les protéger. Nos politiques discutent beaucoup, mais rien ne se fait.
L’attitude des milieux politiques et des forces de l’ordre sera un marqueur crucial de l’évolution des mentalités. La crise économique et sociale et la guerre posent néanmoins des défis considérables aux efforts de pédagogie et de libération de la parole. Les femmes d’Ukraine en sont bien conscientes: la lutte contre les cas de violence sera longue. Elle ne fait que commencer.