TDG: Entre @Ukraine et @Russia, la guerre des tweets

Version longue d’un reportage publié dans la Tribune de Genève, le 16/10/2017

En diffusant des messages politiques et ironiques pour promouvoir le pays, le compte Twitter @Ukraine, qui égratigne régulièrement son «homologue» russe, est devenu très populaire. Rencontre avec des geeks du nouveau millénaire.

Affalés sur le canapé d’un café du centre de Kiev, Yarema Dukh et Oleh Naumenko sirotent un thé au gingembre. Rien de trop fort pour les deux jeunes hommes, engagés dans une conversation sur des dessins animés et des photos de châteaux ukrainiens. Pourtant, sur Internet, ce sont des superstars. Avec un troisième compère, Artem Joukov, ils animent depuis plus d’un an le compte Twitter @Ukraine. Ils ont déjà fidélisé plus de 70 000 followers grâce à leur originalité et leur légèreté.

Dernier exemple en date: le 27 juin, l’Ukraine a subi une série d’attaques cybernétiques qui a paralysé plusieurs institutions d’Etat, des banques et des entreprises. Dans un climat d’affolement médiatique, @Ukraine tweete le GIF d’un chien buvant tranquillement, non un thé au gingembre mais un café, dans une pièce en feu, avec ce commentaire: «Aucune raison de paniquer.» Pour le moins ironique, le post est retweeté plus de 7000 fois et «liké» plus de 10 000 fois. Pour l’Ukraine, la situation semblait dramatique. Elle est restée précaire quelques jours durant. Mais pour @Ukraine, la victoire était éclatante.

@Ukraine, “c’est une manière d’expérimenter de nouvelles formes de communication pour promouvoir l’Ukraine”, explique Oleh Naumenko. Les trois jeunes hommes en connaissent un rayon sur le sujet. Après la Révolution de la Dignité en 2014, ils se sont impliqués dans le développement de la communication d’Etat. Yarema Dukh est aujourd’hui le chargé de communication du Président Petro Porochenko pour la presse internationale. Il a eu l’idée de ce compte Twitter en découvrant le profil @Canada, et en cherchant à rafraîchir la communication gouvernementale.

“Au lieu de relayer les communiqués officiels, nous avons la possibilité de manier l’ironie, et de partager des histoires un peu plus divertissantes”, poursuit Oleh Naumenko. Divertissantes, et parfois très cyniques. La scène du chien dans la pièce en feu, issu de la série “Gunshow” de K..C Green, se termine par la mort du même chien dans les flammes. Un bien mauvais présage pour l’Ukraine attaquée par des cyber-attaques? Tout le contraire pour Yarema Dukh, pour qui ce genre de réaction détachée montre l’esprit de dérision, et la capacité de résistance des Ukrainiens. “Notre culture folklorique est pleine d’histoires semi-tragiques: un personnage meurt, mais ça n’empêche pas ses proches de faire la fête…”

Sur le fil de @Ukraine, justement, des posts qui s’attachent à une promotion de la culture ukrainienne, en particulier à travers des photos de paysages, et de curiosités touristiques, taguées “#BeautifulUkraine”. Yarema Dukh et Artem Joukov sont d’anciens scouts, et vantent à qui veut le “liker” les possibilités de randonnées, et de voyages dépaysants. Les trois jeunes hommes tiennent leurs calendriers à jour, et marquent les dates importantes des pays alliés, souvent avec légèreté. @Ukraine s’enorgueillit ainsi d’une longue “bromance” supposée entre l’Ukraine et la Suède. Sur un ton plus sobre, le compte rend aussi hommage aux victimes de la guerre du Donbass et commémore les tragédies de l’histoire ukrainienne. Jusqu’ici, rien de très original. C’est en taclant @Russia que le compte s’est fait un nom.

Ukraine and Sweden: bromancing since Karl XII and Ivan Mazepa. Happy National Day, @Sweden! 🇸🇪🇺🇦 pic.twitter.com/hTwCNxDMGm

— Ukraine / Україна (@Ukraine) June 6, 2017

Yarema Dukh se souvient d’une controverse historique au printemps. Vladimir Poutine avait revendiqué l’héritage d’Anne de Kiev, une princesse médiévale mariée au roi de France Henri Ier. @Ukraine a eu vite fait de rappeler qu’à cette époque, Moscou n’était qu’une forêt, et que la Russie n’existait pas. @Russia s’était fendu d’une réponse de type soviétique, rappelant l’unité des nations slaves autour d’une histoire commune. @Ukraine sort alors un joker: un GIF d’un épisode des Simpsons, dans lequel un représentant de la Russie à l’ONU change son écriteau en pleine assemblée, de “Fédération de Russie” à “Union Soviétique”. “On a ajouté une simple question: “Hé, la Russie, vous n’avez pas changé?”, raconte Yarema Dukh. Dans les heures qui suivent, le GIF est retweeté 40.000 fois. On estime que 8 millions de personnes ont vu le tweet. “Cela a fait exploser l’Internet, comme l’ont dit les médias ukrainiens…”, conclut Yarema Dukh avec un sourire narquois.

“Nous avons découvert qu’un petit tweet, avec 140 signes maximum, peut avoir une portée considérable”, ajoute Oleh Naumenko. Certains médias ont ainsi cherché à expliquer le buzz, et ont fait leurs propres leçons d’histoire sur Anne de Kiev. “Nous n’avons même pas eu à étayer nos arguments. Ils ont fait ça eux-mêmes”, commente-t-il. “Twitter est l’arène de référence pour un public anglophone, réactif et moderne”, explique Artem Joukov par e-mail, justifiant ainsi la nécessité d’une visibilité sur ce réseau social. Les trois amis ont aussi ouvert une page Facebook, tout aussi active mais moins populaire.

Cette visibilité s’accompagne de son lot de “trolls”, ces cybersoldats, humains ou programmés, au service de la propagande du Kremlin. “Ils nous rendent visite régulièrement”, confirme Oleh Naumenko. “Même s’ils sont moins envahissants que l’on craignait… En tous les cas, c’est aussi bon pour nous car cela nous apporte plus de retweets”. De fait, @Ukraine ne refuse pas de publicité: le compte est encore très loin du niveau de @Russia, suivi par quelques 248.000 utilisateurs. “Une mauvaise publicité est avant tout de la publicité”, confirme Yarema Dukh. Ses oreilles en pointe lui valent occasionnellement le surnom “d’elf”. Une association qu’il revendique, quand il s’agit de lutter contre les “trolls” russes.

@Ukraine s’est ainsi récemment démarqué en donnant une tournure très spécifique à la question, très sensible, de la présence de troupes russes dans le Donbass ukrainien. Petro Porochenko avait présenté au Conseil de Sécurité de l’ONU, le 21 septembre, des passeports russes, en affirmant qu’ils appartenaient à des soldats de Moscou capturés dans la zone de guerre. Ce n’est pas la première fois que le chef de l’Etat a recours à ce procédé. S’il produit son effet médiatique, il ne prouve rien en pratique. “Plutôt que de recourir à des arguments sérieux qui seront de toutes les manières réfutés par le Kremlin, nous avons utilisé ‘Dora l’exploratrice’ pour rendre le sujet plus ludique, et tourner en ridicule leur politique de déni”, détaille Oleh Naumenko. Dans un tweet, Dora appelle donc, avec un sourire enfantin, à “aider les soldats russes à trouver le chemin de leur maison”, comme elle le fait dans son dessin animé.

Pour les jeunes hommes, @Ukraine fait l’effet d’une bouffée d’air frais, en parallèle de la communication officielle de l’Etat, souvent décriée comme terne, et inefficace face à la propagande russe. Mais ce n’est pas une fin en soi. “A travers le monde, ce sont les ministères des affaires étrangères qui gèrent les comptes Twitter de leurs pays”, explique Yarema Dukh. “Pour l’instant, le ministère à Kiev n’est pas prêt”. Il en va de même pour le compte @Crimea que les “elfes” ont pris l’initiative de créer en juin, et qu’ils souhaitent transférer à une organisation ukrainienne représentative de la péninsule annexée. “Ca viendra en temps voulu”, assure Yarema Dukh. “L’essentiel est que les Russes n’ont pas pu annexer @Crimea, au moins…” Pour lui, tout aussi virtuelle qu’elle soit, c’est déjà une nouvelle victoire.

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