Le Monde Diplomatique: Voyage aux Marges de Schengen
Article co-écrit avec Laurent Geslin, publié dans l'édition d'avril 2013 du Monde Diplomatique
« Mon grand-père a vécu dans cinq pays sans jamais quitter son village. » Une chaleur lourde écrase la bourgade de Tyachiv, située sur la rivière Tisza, sur le piémont occidental du massif des Carpates. Aujourd’hui en Ukraine, la Transcarpatie fut longtemps partie intégrante de l’empire d’Autriche-Hongrie, avant que le traité de Trianon du 4 juin 1920 ne cède la région à la République tchécoslovaque nouvellement constituée. Citoyen ukrainien d’origine hongroise, l’ancien douanier Sándor Igyártó tire longuement sur une cigarette américaine. Quelques gouttes de sueur perlent sur ses tempes. « Après le retour des Hongrois, en 1938, mon grand-père fut mobilisé durant la seconde guerre mondiale dans l’armée hongroise pour aller se battre sur le front de l’Est, et il fut déporté en Sibérie lors de l’annexion soviétique, en 1944. Il n’a pu revenir qu’après la mort de Staline. »A Tyachiv cohabitent des églises calvinistes, catholiques, gréco-catholiques et orthodoxes. Sur la place centrale se dressent des monuments aux morts en l’honneur des partisans de la « grande guerre patriotique ». des militaires soviétiques tombés en Afghanistan et des soldats austro-hongrois de la première guerre mondiale. Bienvenue au centre de l’Europe — du moins selon les calculs des géographes austro-hongrois qui, en 1887, posèrent une stèle quelques kilomètres plus à l’ouest, près du village de Rakhiv. Aujourd’hui, la Transcarpatie est une marge oubliée, à la frontière orientale de l’Union européenne, coincée derrière la « ligne Schengen » qui sépare la Hongrie, la Slovaquie et la Pologne de la Roumanie et de l’Ukraine. Pour les habitants de la région, l’Europe est à portée de main, derrière une frontière qui sépare autant qu’elle fait vivre, de l’autre côté du dernier « mur » du continent.Comme partout en Europe centrale, la Transcarpatie est longtemps restée multiculturelle, peuplée de Hongrois, de Ruthènes, d’Ukrainiens, d’Allemands, de Roms et de Juifs. Mais le processus de simplification identitaire, entamé à l’aube du XXe siècle, s’est accéléré (...)