RSE: Nouveau "Jeudi Noir" en Ukraine
Brève publiée sur le site de Regard sur l'Est, le 17/01/2014Le 16 janvier était marqué à l'avance d'une croix dans les calendriers des journalistes et analystes politiques. Selon les annonces du Premier Ministre ukrainien Mykola Azarov, il devait consacrer le vote du budget d'Etat pour l'année 2014. L'élaboration du projet de loi avait pris du retard, afin d'intégrer l'apport du fonds de soutien russe de 15 milliards de dollars, offert à Moscou le 17 décembre. Sans faute, le budget a été voté. Mais à la fin du 16 janvier, les commentaires de nombreux journalistes, de personnalités de l'opposition, d'activistes, de diplomates occidentaux et des très actifs réseaux sociaux ukrainiens semblaient avoir l'avoir déjà oublié. Au milieu des accusations de «coup d'Etat», «d'usurpation de pouvoir», ou encore de «légalisation de la dictature», c'est la sensation d'avoir atteint un point de non-retour qui dominait.En cause: une série de dix lois adoptées à la va-vite par les députés du Parti des Régions, instaurant des mesures liberticides inédites. La loi 3879, en particulier, dont le premier jet avait été déposé à la Verkhovna Rada (Parlement) le 14 janvier seulement, impose un certain nombre de restrictions aux libertés d'expression, d'assemblée et de manifestation, assorties de lourdes amendes et peines de prison. Des sanctions pénales sont réintroduites contre les actes de diffamation, clause qui avait été supprimée en 2001. Tout accès à Internet peut être coupé par les forces du SBU (Service de Sécurité d'Ukraine). Ces dernières obtiennent d'ailleurs de nouvelles prérogatives dans leurs investigations, tandis que la protection des juges et hauts fonctionnaires de l'Etat est renforcée. Un passeport est désormais nécessaire pour acheter une carte SIM de téléphone. Toute participation à une manifestation avec un casque ou un uniforme est interdite. Les colonnes de voitures de plus de 5 véhicules sont prohibées. Il est devenu plus aisé de lever l'immunité parlementaire d'un député. Les ONG bénéficiant de financements internationaux sont désormais considérées comme des «agents étrangers», et doivent payer des impôts sur ces revenus.Ces mesures, et les nombreuses autres qui ont été votées, représentent un arsenal juridique impressionnant au service des structures de l'Etat. Certaines de ces dispositions sont certes en vigueur dans d'autres pays d'Europe. La manière dont elles ont été adoptées contribue néanmoins à l'inquiétude générale.Après que le texte du budget a fait l'objet d'un vote électronique sans débat préalable, les députés de l'opposition ont entrepris de physiquement bloquer les députés de la majorité de procéder à d'autres votes. Ceux-ci ont ainsi entrepris de voter à main levée. Dans une confusion extrême, certains votes se sont tenus sans même que le projet de loi ne soit annoncé. La présidence de l'Assemblée a fait scandale en comptabilisant, en moins de 3 secondes, 235 voix levées, majorité nécessaire à l'adoption d'un texte. Fidèles à la tradition de la Verkhovna Rada, les députés en sont venus au poing, plusieurs d'entre eux terminant avec le visage ensanglanté. Pour les leaders de l'opposition, comme le boxeur Vitali Klitschko, la session parlementaire a constitué une pure «violation de la loi».Le contexte inquiète, de même, alors que le gouvernement fait face à une vague de protestations historiques depuis la fin novembre 2013. Les nouveaux outils juridiques pourraient se transformer en armes redoutables contre les protestataires du mouvement de l'EuroMaidan, à la fois pour évacuer le campement sur Maidan Nezalezhnosti, la place de l'indépendance à Kiev, et pour cibler et persécuter les manifestants. Pour le politologue Oleh Soskin, «le gouvernement a franchi le Rubicon». Chancelleries occidentales, institutions internationales et ONGs s'alarment. «Reporters sans Frontière» s'interroge ainsi de savoir si l'Ukraine va «enterrer la liberté d'expression», en dénonçant les initiatives juridiques du 16 janvier comme une copie «de certaines des dispositions les plus répressives de la législation russe».A l'inverse, Yevhen Iefremov, chef du groupe parlementaire du Parti des Régions, s'est réjouit de la détermination de ses députés à contrer ceux qui travaillent à «l'effondrement de l'Etat» et au «barbarisme». Selon lui, l'activisme du Parlement est un premier pas vers le rétablissement de l'ordre. Et de rappeler que l'économie ukrainienne, en récession pour le quatrième trimestre consécutif, a été fragilisée par les troubles, dont les appels répétés à une grève générale.Le Président Victor Ianoukovitch a annoncé sur son site Internet, vendredi 17 janvier, avoir signé la loi sur le budget. Certains rapports faisaient état de sa signature de 5 autres lois dès le 16 au soir. Les conditions pratiques de la mise en application de ces lois reste encore incertaine. Dans une tribune dans l'hebdomadaire The Kyiv Post, la journaliste Katya Gorchinskaya s'amusait du fait que «même les embouteillages de voiture sont désormais interdits en Ukraine». L'analyste politique Andreas Umland peine à concevoir «des milliers de procès à travers le pays», qui découleraient d'une application stricte de ces mesures. En attendant, l'ironie s'est emparée des réseaux sociaux et des manifestants sur l'EuroMaidan. Certains, désormais interdits de porter des casques, sont apparus avec des casseroles sur la tête.Au terme de ce que beaucoup déplorent comme un nouveau «Jeudi Noir» dans la transition post-soviétique ukrainienne [n.b. Un premier «jeudi noir» remonte au 21 novembre, date où le gouvernement ukrainien a annoncé vouloir renoncer à signer un Accord d'Association avec l'Union Européenne], Maidan Nezalezhnosti est relativement calme. Des rassemblements de masse sont prévus au cours du weekend. On dénonce néanmoins depuis quelques semaines un essoufflement des protestations, et il reste à voir si la réponse de la rue pourra couvrir la cacophonie venue de la Verkhovna Rada.