S. G. : Entre l'annexion de la péninsule de Crimée et le chaos meurtrier qui règne dans l'est du pays, notamment dans les régions de Lougansk et de Donetsk, l'Ukraine vit indéniablement des heures dramatiques. Sommes-nous en train d'assister à la première guerre de l'Ukraine indépendante ?Andriy Parubiy - Ce n'est pas une guerre au sens propre du terme. C'est une guerre hybride. La plupart de nos experts militaires s'accordent à la décrire comme un conflit d'un type nouveau. L'armée y joue un rôle de prévention et cherche avant tout à intimider les insurgés. Ceux-ci sont composés de professionnels étrangers - entrés sur notre territoire pour déstabiliser le pays et favoriser les projets que la Russie nourrit pour l'Ukraine - et d'extrémistes de l'Est ukrainien qui spéculent sur les frustrations des populations locales. Cette guerre hybride est soutenue en amont par une énorme machine médiatique qui pratique une désinformation constante. Enfin, l'un des éléments clés est l'utilisation des populations civiles en tant que boucliers humains. Cette pratique constitue un problème crucial dans la conduite de nos opérations. Rendez-vous compte : nous devons nous battre contre des tireurs d'élite cachés dans des bâtiments d'habitation et qui n'hésitent pas à lancer des grenades sur des jardins d'enfants !Pour gérer au mieux cette situation très compliquée, nous entreprenons aujourd'hui une réforme de fond des forces de sécurité ukrainiennes - armée, police, garde nationale -, à la fois sur le plan tactique et sur le plan stratégique.Si c'est une guerre, même hybride, qui se déroule dans l'est de l'Ukraine, pourquoi avoir lancé des opérations militaires de grande ampleur sous la simple dénomination d'« opération anti-terroriste » ?Parce que si nous avions décidé d'une autre dénomination - état d'urgence, loi martiale... -, l'élection présidentielle du 25 mai n'aurait pas pu avoir lieu. Vous devez comprendre que le but principal de la Russie était d'empêcher la bonne tenue de ce scrutin. Alors que notre but à nous était d'assurer son bon déroulement. Or, selon la loi, l'opération anti-terroriste est le seul format qui autorise à mobiliser l'armée et les autres organes de sécurité de l'État sans paralyser la vie politique du pays. À présent que Petro Porochenko a été élu président, il lui appartient, en sa qualité de commandant en chef des armées, de décider de la façon dont nous allons agir à l'avenir pour reprendre de façon irréversible le contrôle des régions de l'Est.Concrètement, qu'est-ce que la tenue de l'élection a changé ?Le succès de l'élection a eu plusieurs effets très positifs. Primo, ce scrutin a apporté la preuve que l'immense majorité de la population souhaitait prendre part au vote. Dans les régions qui n'étaient pas contrôlées par les séparatistes, la participation a été élevée. Secundo, l'élection a ôté un argument aux rebelles. Après le renversement de Viktor Ianoukovitch, ils avaient martelé que le gouvernement central de Kiev était illégitime. Désormais, nous avons un président parfaitement légitime, ce n'est plus discutable. Enfin, nous constatons que les populations de l'Est ont cessé de soutenir les séparatistes. Les graines originelles de la révolte, c'est-à-dire la peur suscitée par le changement de régime et la frustration économique, étaient faciles à exploiter pour les rebelles. Mais, maintenant, les habitants de ces régions comprennent que les actions des sécessionnistes ne mènent qu'à la violence, à la guerre et à la mort. Conséquence : la majorité des simples citoyens leur tourne le dos. N'oubliez pas que les rangs des rebelles sont avant tout composés de criminels. Nombre d'entre eux proviennent de réseaux qui avaient été créés il y a longtemps par Viktor Ianoukovitch et la « Famille ». Les populations de l'Est voient bien qu'il y a de plus en plus de pillages et d'attaques à main armée, y compris contre des convois transportant des sacs de salaires entre les banques et les entreprises...Il faut également souligner que la bonne tenue d'une élection légitime et transparente a constitué une grande victoire stratégique et psychologique de l'Ukraine sur la Russie. Plus que tout, cela a clairement démontré que les populations de l'Est au sens large ne désirent pas d'occupation russe. Pour certaines raisons, Vladimir Poutine a cru que ses militants seraient accueillis avec des fleurs. Or c'est le contraire qui s'est produit : la majorité les a rejetés. De récentes études montrent que le patriotisme ukrainien a augmenté dans ces territoires. On le voit dans les grandes régions de Kharkiv, Mykolaiv, Kherson, ou même à Odessa : en plus des forces de sécurité, des patriotes ukrainiens s'organisent d'eux-mêmes pour contrer les pro-russes. De nombreuses attaques ont été déjouées de cette manière. À Odessa, ce sont avant tout des provocations russes répétées qui ont conduit à la tragédie que l'on sait (1).Vous semblez convaincu de l'implication de la Russie dans ces troubles. De même, plusieurs branches des autorités ukrainiennes ont produit des preuves plus ou moins tangibles de l'intervention directe du Kremlin dans le Donbass. Pourtant, aucun élément clair et irréfutable ne vient confirmer que les groupes paramilitaires dans l'Est agissent sur ordre des autorités de Moscou. Il apparaît, en outre, que les mouvements séparatistes à Donetsk et à Lougansk manquent de la discipline, de l'organisation et de la coordination qu'avaient montrées en Crimée des soldats sans doute russes, vêtus d'uniformes banalisés et très bien équipés. Comment pouvez-vous affirmer avec autant de certitude que la Russie se trouve derrière les événements de l'est de l'Ukraine ?C'est un fait indéniable : les Russes sont là-bas. À Sloviansk, cette ville de la région de Donetsk qui est devenue l'un des principaux bastions des insurgés, il y a des professionnels militaires russes. Et s'ils sont là, c'est avec l'aval des plus hautes autorités de Moscou. Nous constatons des incursions permanentes à travers la frontière russo-ukrainienne. Ces incursions se produisent au vu et au su des gardes-frontières russes. Or le corps russe des gardes-frontières est une structure qui dépend du FSB. On ne peut pas imaginer que les agents de déstabilisation pourraient passer sous le nez des gardes-frontières avec armes et équipements sans que l'on soit au courant en haut lieu !J'insiste : ce sont des agents de diversion et de déstabilisation. Ils ont beau se faire passer pour des mercenaires ou des aventuriers, il est clair qu'ils ont des ordres précis. La plupart du temps, ils n'ont pas de papiers, mais nous en avons emprisonné un certain nombre et établi qu'ils étaient bel et bien des agents russes. Les groupes ukrainiens locaux n'auraient jamais pu résister à l'opération anti-terroriste sans ces groupes.Pourquoi la Russie a-t-elle adopté une telle approche, selon vous ?Si l'armée russe envahissait ouvertement l'Ukraine, la Russie s'exposerait à de très sérieuses sanctions économiques. C'est pourquoi le Kremlin souhaite faire croire que ce qui se passe dans l'est de notre pays est un problème interne à l'Ukraine sur lequel il n'a pas de prise.Je tiens à souligner que le plan initial de Moscou consistait à déclencher cette guerre dans huit oblasts (régions) ukrainiens : ceux de Donetsk et de Lougansk, bien sûr, mais aussi ceux de Kharkiv, Dniepropetrovsk, Zaporijia, Kherson, Mykolaiv et Odessa. Sans oublier la république autonome de Crimée... C'est-à-dire que la déstabilisation devait affecter tout le sud-est de l'Ukraine, une zone que Vladimir Poutine désigne sous le terme de « NovoRossia » (la Nouvelle Russie). Ce plan a largement échoué. Aujourd'hui, vous pouvez constater que nous avons commencé à contenir la menace. Et, progressivement, nous resserrons l'étau.Même si l'implication des Russes était avérée, ce ne serait qu'un morceau du puzzle. On voit bien que les rebelles bénéficient d'une large complicité des forces de l'ordre ukrainiennes locales. Comment pouvez-vous prétendre obtenir des résultats décisifs si vous n'êtes même pas sûr de la loyauté de vos troupes ?Notre situation est bien plus stable aujourd'hui qu'au lendemain de la chute de Ianoukovitch, quand nous venions de prendre le pouvoir. Lorsque nous sommes arrivés aux responsabilités, nous ignorions qui obéissait encore au pouvoir central et qui était prêt à rejoindre les séparatistes. L'armée n'avait aucune ressource financière à sa disposition. Les équipements se trouvaient dans un piètre état. Il nous était littéralement impossible de réagir. Il faut rappeler que la police et l'ensemble des forces de sécurité, en particulier à l'Est, avaient été engagées par Viktor Ianoukovitch et la « Famille ». Non pas pour préserver l'ordre public, mais bien pour protéger leurs intérêts. Aujourd'hui encore, ces individus reçoivent de l'argent directement de la « Famille » pour continuer à déstabiliser la situation.Nous avons beaucoup travaillé afin d'identifier les unités capables, loyales... et les autres. Ce fut d'autant plus difficile que nos forces sont dispersées dans plusieurs régions afin de prévenir de nouveaux troubles. Mais ce travail a aujourd'hui été accompli et nous pouvons passer à la phase suivante. Je ne suis pas prêt à avancer une date, mais notre victoire n'est qu'une question de temps. La situation a changé : avant, nous avions une approche de pompiers, c'est-à-dire qu'il fallait éteindre le feu après le déclenchement de l'incendie. Maintenant, nous avons une vraie stratégie. Nous la mettons en oeuvre et nous obtenons des résultats.L'opération anti-terroriste a été lancée le 15 avril. Quand le cycle de violences cédera-t-il la place à des négociations de paix ?Il y a un certain nombre de problèmes qu'il faudra résoudre avant de pouvoir envisager l'ouverture de négociations. Tout d'abord, les étrangers qui sont venus armés en Ukraine pour piller et faire couler le sang ne peuvent être considérés comme des parties prenantes de quelconques pourparlers. Dès lors, la question se pose : avec qui pourrions-nous négocier ? Il n'y a pas de réelle unité dans le camp d'en face. Une plaisanterie à la mode dit que la prétendue république de Donetsk va, à un moment donné, déclarer la guerre à la prétendue république de Lougansk... Les responsables de ces entités ne s'entendent pas entre eux. Il y a, certes, des hommes politiques locaux qui ont une certaine assise dans la région et auprès de leurs électeurs. Mais la plupart font profil bas, voire se cachent de peur de subir les pressions des séparatistes...Nous n'avons pas d'interlocuteurs valables. Mais ce n'est pas faute d'en avoir cherché ! Quand les troubles ont éclaté dans le Donbass, au mois d'avril, j'ai passé une semaine à Lougansk. J'ai discuté chaque jour avec les protestataires. Les chefs locaux étaient prêts à négocier. Nous avons même signé quelques mémorandums. Mais nos services ont intercepté des communications téléphoniques entre ces groupes et les Russes. Les instructions que les groupes de Lougansk recevaient étaient claires : « Retardez les négociations, rompez les accords. Chaque jour, chaque nuit que vous passez dans les bâtiments occupés est une victoire pour nous. » S'il n'y avait eu que les protestataires et nous, nous aurions trouvé une solution négociée depuis longtemps...Obnubilé par la nécessité de reprendre le contrôle des régions rebelles, le gouvernement central semble prêt à faire une croix sur certaines revendications clés de la révolution de l'EuroMaïdan - qui exigeait, en particulier, la disparition de la scène politique des affairistes s'étant enrichis au cours des années précédentes. Comment expliquer que Kiev se repose tant, dans la région de Donetsk, sur Rinat Akhmetov (2), pourtant un ancien très proche collaborateur et soutien financier de Viktor Ianoukovitch ? De même, dans la région de Dniepropetrovsk, le nouveau gouverneur, Ihor Kolomoisky (3), qui est lui aussi un oligarque à la réputation sulfureuse, est porté aux nues...Le plus important, pour l'État, c'est la protection de ses frontières et de son intégrité territoriale. Il y a beaucoup de valeurs importantes qui méritent qu'on se batte pour elles - la liberté d'information et d'association, la lutte contre la corruption, bien d'autres encore. Mais si l'État disparaît, alors il n'y a plus de territoire, plus d'arène où mener ces combats ! Il faut donc établir des priorités. Quand nous sommes arrivés au pouvoir et avons découvert que tout l'appareil d'État était dysfonctionnel, il a fallu prendre des décisions rapides dans un souci d'efficacité. Nous nous sommes appuyés sur les acteurs locaux comme Ihor Kolomoisky pour sécuriser la situation. Était-ce une bonne décision en soi ? Peut-être pas. Mais c'était la décision optimale dans les conditions où nous nous trouvions. Sécurisons d'abord l'intégrité de l'État, nous sommes-nous dit. Ensuite, il sera temps de nous battre pour ces valeurs.Quant à Rinat Akhmetov, il s'est clairement engagé en faveur de l'intégrité territoriale de l'Ukraine. Je m'en félicite. Aurait-il dû agir avant ? Sans doute. S'il s'était rangé à cette position dès la révolte de l'EuroMaïdan, il aurait pu épargner bon nombre de tragédies à sa région. Reste qu'il est le principal employeur et investisseur de l'oblast de Donetsk. Ses actions en faveur de l'unité ukrainienne nous sont d'une grande aide.Votre principe, en somme, c'est « la fin justifie les moyens ». Mais n'avez-vous pas peur que certains de ces moyens échappent à votre contrôle ? Le bataillon paramilitaire « Donbass », créé par des volontaires pro-ukrainiens originaires de l'est du pays, compte dans ses rangs un certain nombre de représentants du parti ultra-nationaliste « Praviy Sektor » (Secteur droit, en ukrainien). Pendant plusieurs semaines, il a agi en électron libre. Il a finalement été incorporé à la Garde nationale, rattachée au ministère de l'Intérieur (4). Mais d'autres groupes pourraient emprunter le même chemin et conduire leur propre guerre...Ce bataillon s'est formé et organisé sans l'aval des autorités centrales, c'est vrai. Mais, comme vous l'avez mentionné, il y a eu des conséquences. Le 23 mai, le bataillon a été pris dans une embuscade. Dénué du soutien des forces régulières, il a perdu cinq hommes. Par la suite, ses dirigeants ont souhaité s'enregistrer. Ils nous ont expliqué qu'ils ne pouvaient pas s'enregistrer officiellement auparavant car les autorités compétentes à Donetsk étaient soit isolées, soit passées à l'ennemi.Aujourd'hui, je tiens à souligner que tous nos groupes armés de volontaires agissent en coordination avec les organes de l'État - que ce soit l'armée, les unités spéciales ou les seize différentes unités de la Garde nationale. C'est ce que le gouvernement a voulu, et c'est ce qui se passe.Il semble évident que les Ukrainiens et les Occidentaux sont dépassés par les Russes à chaque étape de cette crise - annexion de la Crimée, troubles dans l'est du pays, tensions gazières (5)... Comment analysez-vous la politique de Vladimir Poutine ? Quelles seront ses prochaines étapes, selon vous ?Une chose est sûre : Vladimir Poutine a préparé son plan depuis des années. Pas les Ukrainiens. Quand nous étions sur le Maïdan, à lutter contre le régime de Viktor Ianoukovitch, nous avions constamment peur d'un afflux de troupes anti-émeutes pro-Ianoukovitch, voire d'une intervention de l'armée. Nous avons appris par la suite que toutes les forces spéciales, toutes les unités anti-émeutes que comptait le pays étaient déjà là, sur la place de l'Indépendance ! C'est vous dire à quel point nous étions peu préparés.Au début de la transition, nous nous sommes essentiellement consacrés à la réactivation des capacités de l'État : dégager un budget, se procurer de l'équipement, s'assurer de la loyauté de nos opposants d'hier, etc. Il n'est pas étonnant que les Russes aient eu deux trains d'avance, voire plus.Quel est ce plan que les Russes avaient préparé depuis longtemps, selon vous ?Le projet de Vladimir Poutine, tout le monde le connaît. C'est cette idée maniaque consistant à restaurer le territoire de l'empire tsariste dont avait hérité l'URSS et de fondre les deux héritages dans un nouvel empire.Vladimir Poutine ne veut pas seulement étendre sa mainmise sur la Crimée. Ni même sur le Donbass. Ce qu'il souhaite, c'est contrôler l'Ukraine entière ! Si Viktor Ianoukovitch ne s'était pas enfui, je pense que Moscou l'aurait poussé à réclamer officiellement une intervention militaire russe en Ukraine. Cela ne s'est pas produit. Un autre plan visait à déstabiliser les huit oblasts dont nous avons parlé. Il a échoué aussi. Il faut bien réaliser que le Kremlin n'a pas besoin de ces territoires d'un point de vue économique. Ce sont des zones en grande difficulté qui coûtent très cher à l'État en subventions. Si Poutine souhaitait pouvoir y exercer son pouvoir, ce n'était pas pour faire main basse sur leurs maigres richesses mais pour propager le chaos à tout le pays. Établir une zone échappant totalement au centre, similaire à la Transnistrie, ce territoire sécessionniste qui appartient de jure à la Moldavie et est frontalier de l'Ukraine. L'idée étant de démontrer que l'Ukraine n'a que deux options : soit vivre dans le chaos, soit accepter de se placer sous la férule de Moscou.Le projet initial n'ayant pas abouti, les calculs du Kremlin ont évolué. À présent, les Russes essaient de forcer l'Ukraine à accepter une fédéralisation, ce qui leur permettrait de garder une partie du pays sous leur influence. Et si ce plan échoue à son tour, alors ils s'efforceront, à tout le moins, de conserver leur capacité de nuisance dans l'est de l'Ukraine. Selon nos informations, la prochaine grande phase interviendra à l'automne. Comme je l'ai dit, ce genre de plan n'est pas concocté à Donetsk ou à Lougansk, mais bien à Moscou. Les Russes comptent sur le fait que l'automne sera dur : le gouvernement de Kiev va devoir prendre des décisions impopulaires pour faire face à la situation économique très difficile de l'Ukraine et on s'attend à un fort mécontentement social...Pourtant, la Russie est un voisin incontournable de l'Ukraine et un partenaire fondamental pour votre pays...Bien sûr. Il y a entre nos deux pays des liens très forts. Dans de nombreux domaines, la coopération est nécessaire et pourrait être bien plus fructueuse : le commerce, l'économie, la supervision de notre longue frontière commune, etc. Mais la politique du Kremlin va à l'encontre de toute relation bilatérale normale. C'est pourquoi, à court terme, nous devons considérer la Russie - ou, plutôt, son gouvernement - comme un agresseur. Évidemment, le fait qu'un tel gouvernement bénéficie d'un soutien élevé de sa population nous attriste profondément. Il y a beaucoup de personnes très sages, très intelligentes en Russie. Mais on ne les entend plus...Vous-même et diverses autres personnalités ukrainiennes haut placées, y compris le président Porochenko, avez répété à de nombreuses reprises que vous comptiez reprendre un jour le contrôle de la Crimée. Quel est votre plan d'action ?Nous sommes conscients que la réintégration de la Crimée ne va pas se produire dans les mois qui viennent. Mais l'empire russe ne sera pas toujours aussi fort qu'à l'heure actuelle. L'esprit impérial est aujourd'hui très prégnant, encouragé par une rhétorique et une politique expansionnistes que les médias russes ne cessent de célébrer. C'est une manoeuvre récurrente de la politique russe : lancer une grande action internationale qui permet d'étouffer les problèmes sur le plan domestique et d'unir la population derrière son leader. Mais c'est une politique de court terme, qui ne peut pas être appliquée dans la durée. Si l'Ukraine et ses alliés parviennent à développer une stratégie efficace pour contenir Vladimir Poutine, cela aura les effets d'une douche froide sur son régime.Quand les Russes se heurteront à de graves difficultés économiques, alors les jours de Vladimir Poutine seront comptés. D'autres personnes, plus rationnelles, arriveront au pouvoir. Elles auront à gérer tous ces problèmes créés par l'équipe actuelle. Et je suis convaincu qu'un jour viendra où, sans chars, sans avions, sans armes, peut-être même en coordination avec le gouvernement russe, nous restaurerons la souveraineté ukrainienne sur la Crimée. Et ce jour-là, nous aurons le soutien de la majeure partie de la population de la péninsule, qui voit déjà sa situation économique se détériorer.Pour l'heure, nous devons prendre notre mal en patience. Il faut se concentrer sur l'Est. Stopper Poutine aux frontières de l'Europe continentale. Quand nous aurons achevé notre mission dans l'Est, nous nous concentrerons sur la Crimée.Malgré les réformes et les efforts que vous mentionnez, on peut voir que la Russie possède des moyens militaires, financiers et technologiques qui lui permettraient d'envahir l'Ukraine à sa guise. Dans ce contexte, la vente par la France de deux navires porte-hélicoptères Mistral à la Russie ne change pas substantiellement l'équilibre des forces. Pourquoi, alors, une telle levée de boucliers en Ukraine contre la réalisation de ce contrat de vente, signé bien avant les récents événements ?Tout d'abord, je pense qu'il est exagéré d'affirmer que la Russie a les moyens d'envahir l'Ukraine. Tous les spécialistes s'accordent à dire qu'une attaque frontale, de grande ampleur, ne signifierait pas la fin de l'Ukraine. Au-delà même de ces considérations stratégiques, le fait que la France vende ses Mistral à la Russie constitue indéniablement un mauvais signe pour l'Ukraine. Pour moi, une telle transaction est comparable à un approvisionnement de l'Allemagne de Hitler en armes de pointe avant 1939 ! Les Français nous disent que ce ne sont que des affaires, sans relation avec la politique. Mais il faut se poser la question : qui sera tué par ces armes ? Des Ukrainiens, et peut-être d'autres peuples.Il convient de prendre conscience que le conflit actuel ne se limite pas à l'Ukraine et à la Russie. En réalité, il est d'envergure mondiale. L'ensemble du monde civilisé doit s'unir pour y mettre fin. Parce que si les soldats et les chars de Vladimir Poutine ne s'arrêtent pas ici, alors Dieu sait où ils s'arrêteront...Revenons sur l'épisode fondateur de cette crise : la révolution de l'EuroMaïdan. En tant que chef d'« Auto-Défense », l'organe de coordination des groupes de sécurité du campement de l'EuroMaïdan, vous avez joué un rôle prépondérant au cours de ces trois mois de protestations. Selon vous, qu'est-ce que cette révolution signifie pour l'Ukraine contemporaine ?La chose la plus importante que nous avons accomplie fut d'affirmer haut et fort notre capacité à être un sujet et non un simple objet. Il y a peu encore, Viktor Ianoukovitch pouvait prendre un avion pour Moscou et y négocier le destin de notre pays sans tenir compte des intérêts des citoyens. Mais à travers l'EuroMaïdan, les Ukrainiens ont montré qu'ils ne délégueraient plus leur avenir à quiconque. Nous sommes des hommes libres et non des esclaves.Ce fut un moment crucial, une nouvelle étape du renforcement du sentiment d'affiliation à l'État-nation. Sur le Maïdan, mais aussi en ce moment à Sloviansk, l'Ukraine est en train de naître en tant qu'État. Il en va de même pour l'armée. Le chef d'état-major me confiait récemment que l'armée ukrainienne n'existe, en fait, que depuis la chute de Ianoukovitch. Auparavant, ce n'était que l'un des reliquats de l'armée soviétique, corrompu et dépourvu de toute dignité. Désormais, nous avons une armée ukrainienne. L'EuroMaïdan a créé une nouvelle dimension en termes de conscience citoyenne et de création de l'État.Et pourtant, nous assistons aujourd'hui à un déchirement du pays...Comme je l'ai déjà dit, la crise actuelle est artificielle, orchestrée par la Russie. Elle s'inscrit dans un processus très long. Le seul clivage idéologique qui a marqué la scène politique ukrainienne depuis l'indépendance, c'est l'affiliation soit à l'idée ukrainienne, soit à cette idée de grande communauté pan-russe, post-soviétique. Or, dans les années 1990, les partis pro-ukrainiens étaient concentrés dans l'ouest du pays. Ils ont peu à peu progressé dans les régions centrales. Lors de la Révolution orange, ces partis avaient gagné Kirovograd, capitale de l'un des oblasts du centre. Aujourd'hui, après l'EuroMaïdan, leur influence porte encore plus loin. Les militants pro-ukrainiens sont très actifs dans les grandes cités de l'Est comme Kherson et Mykolaiv. Allez à Dniepropetrovsk : la plupart des voitures dans la ville arborent un drapeau ukrainien ! D'ailleurs, à la dernière présidentielle, Petro Porochenko y a reçu autant de voix qu'à Lviv, qui est la grande ville de l'Ouest.Tout cela démontre que l'idée d'une sorte de choc des civilisations entre « deux Ukraine » ne tient pas debout. L'ethno-nationalisme conduit à une impasse. Parmi les premiers morts sur le Maïdan, il y avait des Ukrainiens d'origine arménienne et biélorusse. Les membres du bataillon pro-ukrainien Donbass, que nous avons évoqué, parlent russe entre eux. Doivent-ils se considérer comme des Ukrainiens de seconde classe ? Personne ne peut leur dire ce genre de chose. Petit à petit, l'idée ukrainienne gagne du terrain, sous des formes diverses. Il faut respecter les différences qui font notre nation. On ne peut pas prétendre lutter pour un pays d'hommes libres et, en même temps, rabaisser ces hommes.Vos propos peuvent surprendre ; n'avez-vous pas été l'un des cofondateurs de Svoboda, le parti ultra-nationaliste ukrainien, porteur d'une vision pour le moins étriquée de la citoyenneté? En 1991, à sa création, il s'appelait même « Parti national-socialiste d'Ukraine », un nom très connoté...Vous savez, j'ai toujours cherché à me trouver là où je pouvais être le plus utile pour le renforcement de l'État-nation. Toute ma famille avait été envoyée en Sibérie parce que les frères aînés de mon père s'étaient battus dans les rangs de l'Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) (6) pendant la Seconde Guerre mondiale. Mon père a vécu quinze ans en Sibérie. Mon grand-père, lui, s'était battu dans l'armée ukrainienne-galicienne en 1918-1919. Quand il me racontait ses faits d'armes, il m'expliquait toujours que les Ukrainiens avaient perdu leur État parce qu'ils étaient divisés. Cela m'a marqué, d'autant que j'ai beaucoup étudié l'Histoire. À l'âge de dix-sept ans, j'ai rejoint un mouvement qui militait pour l'indépendance nationale. J'ai dirigé une organisation de jeunesse clandestine et apolitique. C'était une époque où le simple fait de dessiner un trident - le symbole national ukrainien - sur un mur d'école pouvait être puni de dix ans de prison. En 1990, j'avais dix-neuf ans. Je suis devenu le plus jeune député élu de toute l'URSS, sur une liste locale du parti national ukrainien, le Rukh. Nous voulions l'indépendance : mais quand nous l'avons obtenue, ce fut une surprise pour tout le monde ! D'instinct, nous avons pressenti que la suite ne serait pas facile... Peu après, j'ai en effet été l'un des cofondateurs du Parti national-socialiste d'Ukraine, aujourd'hui Svoboda. C'était le premier parti à s'exprimer en faveur d'une adhésion à l'Otan et à désigner la Russie comme la menace principale pour l'Ukraine - et cela, à un moment où personne ne percevait la Russie comme une menace, mais comme un voisin et un partenaire. Après la Révolution orange, j'ai rejoint « Notre Ukraine », la coalition bâtie autour du président Viktor Iouchtchenko. Cette formation était alors le symbole de l'unité et de la force de notre pays, plus que Svoboda. Il fallait la soutenir, car elle allait dans le sens de l'idée ukrainienne. Même si elle s'est disloquée par la suite, à l'époque elle a joué un rôle très important.Aujourd'hui, vous voyez par vous-même : l'idée ukrainienne n'a jamais été aussi forte. Le patriotisme n'est pas le propre de tel ou tel parti, pas plus qu'il n'est l'apanage de la droite ou de la gauche. À l'élection présidentielle du 25 mai dernier, le représentant de Svoboda a rassemblé 1,16 % des voix, celui de « Praviy Sektor » 0,70 %. Ces deux partis sont ouvertement nationalistes. Mais leur défaite ne remet aucunement en cause la force de l'idée ukrainienne.L'EuroMaïdan est la troisième révolution ukrainienne, après l'accès à l'indépendance en août 1991 et la Révolution orange. Ces deux premières révolutions ont soulevé d'immenses espoirs et se sont globalement soldées par des déceptions amères. L'EuroMaïdan est-il la dernière chance de l'Ukraine indépendante ?Je préfère dire que c'est la tentative décisive. La dernière chance, ce serait trop dramatique ! Pour réussir, nous devons respecter deux conditions cruciales. Tout d'abord, lutter contre la corruption endémique qui paralyse l'Ukraine. Ce phénomène représente pour l'État un danger existentiel, au même titre que la menace russe. Seconde condition : ne pas initier de conflit interne. Si nous laissons la discorde germer dans nos rangs, ce sera la catastrophe. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire au cours de cet entretien, concentrons-nous sur la menace externe et assurons-nous que l'intégrité de l'État sera préservée avant de régler nos problèmes internes. On parle d'épuration, soit ! Mais, au préalable, il faut s'assurer que l'État contrôle tout le territoire. Si l'intégrité de l'État est préservée, on pourra renvoyer un fonctionnaire corrompu en août, en septembre ou en novembre. Cela ne fera aucune différence. C'est pourquoi il faut se demander s'il serait pertinent de tenir dans les prochains mois des élections législatives anticipées, ce qui nous plongerait dans une nouvelle période d'incertitude politique...Comment voyez-vous votre rôle dans cette « tentative décisive » ?J'irai là où je serai le plus utile. Si je ne reste pas secrétaire du Conseil de sécurité et de défense, ce n'est pas grave. Je me porterai volontaire, j'irai sur le front. Mon sort personnel n'a pas beaucoup d'importance. Dans vingt ans, tout le monde aura oublié les noms de Porochenko, Timochenko, Klitschko, Parubiy... Mais l'État ukrainien sera-t-il encore là ? C'est la question cruciale.Un dernier mot : avez-vous des modèles parmi les personnalités politiques actuelles ou passées ?Dans ma vie politique, je me suis beaucoup inspiré de Yevhen Konovalets. Il fut le chef militaire de l'Armée nationale de la République qui avait libéré Kiev en 1918, puis le leader de l'Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) de 1929 à 1938. Il est mort en exil à Rotterdam, assassiné par le NKVD, l'ancêtre du KGB soviétique. Notre histoire connaît de nombreux exemples de patriotes qui se sont battus pour l'État ukrainien et pour l'idée ukrainienne, mais qui ont fini leurs jours en exil. Un certain nombre d'entre eux à Paris, d'ailleurs. Ils ont passé les dernières années de leur vie à se demander ce qu'ils avaient fait de mal, à analyser leur échec. Je ne veux pas terminer ainsi. |
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